L’Ivresse du sage (François DE CUREL)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Comédie-Française, le 6 décembre 1922.

 

Personnages

 

PAUL SAUTEREAU, 60 ans

HUBERT DE PIOLET, 27 ans

ROGER PARMELINS, 35 ans

CHARLES

HORTENSE TERMINAUX, 21 ans

DUCHESSE CLAIRE DE MAUREVERS

ANGÉLINA PIERROT, 27 ans

BARONNE ANDRÉE DE RÉVEIL

MATHILDE DUMILET

ROSALIE MAZEL, 55ans

 

 

ACTE I

 

À la campagne, chez Paul Sautereau. Grand salon meublé avec luxe et bon goût. Au fond, trois portes-fenêtres s’ouvrent sur un perron en fer à cheval, bordé d’une rampe, qui donne accès à une terrasse limitée par une balustrade en pierre et dominant un parc splendide. À droite, porte conduisant à l’appartement d’Hortense. À gauche porte communiquant avec le vestibule d’entrée.

 

 

Scène première

 

PAUL, HORTENSE, ROSALIE

 

Paul est un homme de soixante ans, grisonnant à peine, encore très vert, dont le regard vif, nullement embué de rêverie, a mesuré toutes les valeurs de ce monde, sans jamais se perdre dans l’au-delà. Il est seul, allant et venant d’un bout à l’autre du salon. Souvent il s’approche d’une des portes-fenêtres et jette au dehors un coup d’œil, impatient de découvrir des personnes attendues. Enfin, on entend le ronflement d’une auto. Il se précipite sur le perron et agite son mouchoir, en signe de bienvenue, puis rentre, traverse rapidement le salon et sort dans le vestibule. Bruit de l’arrivée. Grand ronflement d’auto qui meurt subitement ; exclamations du débarquement et Paul revient à demi enlacé par une jeune fille d’une éclatante et sensuelle beauté, et suivi d’une dame d’aspect neutre et décent.

HORTENSE, à Paul.

Cinq mois que l’on ne s’était vu ! Que je vous embrasse encore !...

Elle l’embrasse.

Oui, vous avez eu le courage de nous abandonner pendant tout un hiver.

PAUL, sans le moindre désir de s’excuser, mais pour dire quelque chose.

Que veux-tu ?... On. ne s’appartient pas toujours... J’ai eu sur les bras des histoires, des occupations... des tas...

HORTENSE, regardant autour d’elle.

Et c’est ici chez vous ?...

PAUL, modestement.

Oui, tu vois... Gentil, pas ?...

ROSALIE, ironiquement.

Assez, oui...

HORTENSE.

Gentil ! Comme s’il s’agissait d’une cage à serins !... C’est princier !... féerique !... Ah ! nous aurons, vous et moi, une explication orageuse !...

PAUL, faisant l’étonné.

Tiens pourquoi ?...

HORTENSE.

Pour vous être moqué de moi pendant toute ma jeunesse...

ROSALIE.

Attendre sa majorité pour lui révéler ces splendeurs !...

HORTENSE.

Et tous les mensonges qu’il nous débitait !... ses indignes comédies !...

ROSALIE, parcourant d’un regard émerveillé le luxe du salon.

Ainsi, voilà ce qu’il appelait son taudis de vieux garçon...

Avec une exagération d’humilité.

Une chambre et une petite cuisine !...

HORTENSE, même jeu.

Pas la place de loger un poulet !... Et comme il contemplaît d’un air d’envie notre modeste intérieur !... Ah ! l’hypocrite !... Pendant les vacances, il nous traînait d’auberge en auberge dans des pays romantiques, sous prétexte qu’autour de chez lui on n’apercevait que fabriques dans une atmosphère noircie par les fumées.

Courant à la fenêtre.

Où sont-elles les fameuses usines ?... Montrez-les donc !...

Regardant au dehors et changeant de ton.

Oh ! le beau jardin !... Le bois qui est au fond, est-ce à vous aussi ?...

PAUL.

C’est le parc... Il est grand !...

HORTENSE.

Va-t-il jusqu’à ces hauts peupliers qu’on voit tout là-bas, là-bas ?...

PAUL.

Encore bien plus loin...

HORTENSE, riant.

Ma fureur est à son comble !... Pourquoi tant de mystère, pourquoi cet exil où vous nous teniez ?...

PAUL, riant.

Tu le sauras lorsque je jugerai à propos de te l’expliquer... En attendant, si tu veux visiter votre appartement...

Il va à la porte de droite et l’ouvrant toute grande.

Ta chambre d’abord. Ensuite un petit boudoir pour votre usage exclusif, et puis la chambre de Mademoiselle...

HORTENSE, sur le pas de la porte, à Rosalie.

Maman Rosalie, le café est servi dans ma chambre... En prenez-vous ?...

ROSALIE.

Non, merci...

À Paul.

Elle ne doit pas avoir bien faim, nous avions emporté quelques petites provisions que nous avons dévorées en nous réveillant.

HORTENSE, dans la chambre voisine.

Oh ! du miel sortant de la ruche !... On ne résiste pas à cela !

Revenant sur le pas de la porte, à Rosalie.

Comment, vous n’êtes pas tentée ?...

ROSALIE.

Je reste incorruptible... Pendant que tu feras la gourmande, je vais remettre au parrain nos comptes de cet hiver.

PAUL.

Êtes-vous pressée !... Nous avons le temps !...

ROSALIE.

Je sais bien, mais c’est toujours une opération un peu douloureuse et je préfère nous en débarrasser dès la première heure.

Montrant un petit sac de cuir qu’elle tient à la main.

Tout est prêt dans mon sac de voyage...

HORTENSE.

Alors, j’aurai le loisir de me débarbouiller après m’’être restaurée... À qui pourrai-je demander de l’eau chaude ?...

PAUL.

Ton cabinet de toilette est une salle de bains avec eau chaude en permanence... Si quelque chose te manque, tu n’as qu’à presser le bouton près de la cheminée. Tu verras apparaître la femme de chambre attachée à vos personnes...

HORTENSE, le menaçant du doigt.

Oh ! le taudis de vieux garçon ! Je vous le reprocherai toute ma vie !...

Elle rentre dans sa chambre et en ferme la porte.

 

 

Scène II

 

PAUL, ROSALIE

 

PAUL.

Réglons nos comptes, puisque vous y tenez, et puis nous causerons.

ROSALIE, tirant de son sac un carnet et une liasse de papiers.

Voici mon livre qui résume les dépenses de notre ménage depuis le quinze octobre.

Elle remet livre et papiers à Paul.

Vous avez là, comme justification, les notes et quittances...

PAUL, allant tout de suite à la page du livre et se trouve le total.

Oh ! Oh ! Votre hiver à Paris a coûté sept mille francs. Bigre !

ROSALIE.

Nous devons encore quelques petites notes, qu’on n’a pas envoyées à temps et qui se montent à environ mille francs.

PAUL.

Huit mille au lieu de sept... de plus fort en plus fort !

ROSALIE.

Mais non, monsieur, je vous assure... Mes appointements sont compris dans cette somme, remarquez-le...

PAUL.

En revanche vous ne payez pas de loyer, puisque je règle directement avec le propriétaire.

ROSALIE.

Vous ne sauriez croire combien je fais attention à la dépense, et, vraiment, pour six mois, huit mille francs, qui comprennent les gages de la cuisinière, les leçons, les voitures, un thé par-ci par-là, ce n’est pas énorme[1]...

PAUL.

Cela fait, en chiffres ronds, seize mille francs pour toute l’année... Ma sœur a laissé à sa fille à peu près cinq mille francs de rente. J’en suis pour onze mille de ma poche.

ROSALIE.

Vous qui aimez tant votre nièce, pensez à tous les bonheurs que lui ont procurés ces onze mille francs. Sans être coquette, elle tient à être bien arrangée, et la toilette, à Paris...

PAUL.

Que de fois j’ai insisté sur mon désir de donner à Hortense des goûts simples !... Elle sera dans une situation plutôt modeste... Oh ! vous avez beau sourire !...

ROSALIE.

Vous m’avez annoncé qu’elle serait votre héritière et ce n’est pas ici la demeure d’un pauvre... Vous étiez moins bien logé la première fois que je me suis présentée chez vous... La mère d’Hortense venait de mourir et vous cherchiez une personne sûre pour lui confier l’orpheline de quatre ans dont vous aviez subitement la charge... Alors, pour le coup, j’ai contemplé un taudis de célibataire pas riche... C’était au fond d’une impasse, à Montmartre... Un atelier assez vaste et lumineux, mais pas meublé, où l’on respirait une terrible odeur de pharmacie...

PAUL.

En ces temps héroïques, je couchais sur une paillasse, dans mon laboratoire...

ROSALIE.

Et vous parliez de vos travaux avec enthousiasme ! Vous étiez en train de découvrir un procédé pour teindre les étoffes... Grâce à votre invention, la soie teinte pesait trois fois plus que la soie écrue. Je me rappelle que vous disiez, en vous frottant les mains : « Vendre de la couleur au prix de la soie, ce n’est vraiment pas bête !... » En effet, je n’ai qu’à regarder autour de moi pour voir que l’idée était bonne.

PAUL.

Naturellement ! Si vous écoutez les bavardages du pays, vous apprendrez que je suis milliardaire.

ROSALIE.

Oh ! je sais bien que tout ce qui reluit n’est pas or... Cependant...

PAUL.

Soyez persuadée, mademoiselle, que je ne fais pas le pingre sans avoir mes raisons...

 

 

Scène III

 

PAUL, ROSALIE, HORTENSE

 

PAUL, à Hortense qui rentre.

Déjà prête !...

HORTENSE.

Excusez si ma personne est négligée... Je ne tenais plus en place !... Voulez-vous que nous allions admirer vos belles fleurs ?

PAUL.

Plus tard... Les comptes sont terminés, mais la conversation n’est pas finie...

HORTENSE.

Me permettez-vous de sortir seule ?... Je n’irai pas loin... J’aurais peur de me perdre dans le bois...

PAUL.

Le parc est clos... On est chez soi... Tu peux vagabonder sans crainte...

HORTENSE, lui présentant le front.

Alors, embrassez la petite fille : elle va jouer...

Il l’embrasse, elle s’en va d’une allure dansante.

 

 

Scène IV

 

PAUL, ROSALIE

 

PAUL, allant jusqu’à l’une des portes-fenêtres et la regardant s’éloigner.

Voyez-la donc !... Ses pieds ne touchent pas terre !...

ROSALIE.

Je vous garantis qu’elle est contente... Au septième ciel !

PAUL.

Je me réjouis de la trouver encore aussi enfant... Les lettres qu’elle m’écrivait chaque semaine semblaient présager autre chose...

ROSALIE.

C’est qu’elle a, en effet, beaucoup changé... Avec son intelligence, il est très concevable qu’elle soit fortement influencée par ses études... Depuis qu’elle s’est lancée dans les hautes sciences, son caractère a toujours été en s’assombrissant.

PAUL.

La science !... Êtes-vous sûre qu’elle y comprenne quelque chose ?...

ROSALIE.

Oh ! quant à ça, oui !... Ses maîtres sont unanimes... Elle est merveilleusement douée. Seulement, toute médaille a son revers, et sa passion d’apprendre...

PAUL.

Est comme les médailles ?...

ROSALIE.

...a son mauvais coté... Cela ne s’observe pas uniquement chez Hortense... Il est rare qu’une élève particulièrement appliquée ne confonde pas dans un même enthousiasme l’enseignement qui satisfait son esprit et le professeur qui donne cet enseignement.

PAUL.

Hortense est amoureuse d’un professeur !... Lequel ?...

ROSALIE.

Celui de philosophie... Parmelins...

PAUL, avec un haut-le-corps.

Hein !... J’ai bien entendu ?... Parmelins ?...

ROSALIE.

Lui-même, monsieur !... Il y a foule à ses leçons de la Sorbonne. Et le contraire serait étonnant !... Il est d’une éloquence !... De plus, il a choisi pour désigner son cours un titre qui plaît : « Pourquoi aime-t-on ?... »

PAUL.

Les journaux donnent des analyses de ses conférences... Pour moi, c’est du chinois.

ROSALIE, riant.

Allons donc ! Vous comprenez tout ce que vous voulez !... Je vous soupçonne de n’avoir jamais cru à l’amour...

PAUL.

Je l’ai fait... plein de reconnaissance pour ceux qui en parlaient. Lorsqu’on me tire les marrons du feu, je dis merci...

ROSALIE.

Il est certain que les femmes prennent pour parole d’Évangile tout ce que leur apprend Parmelins. Outre son talent, il est si bel homme !...

PAUL.

Je le sais... je connais Parmelins.

ROSALIE, éblouie d’une chance aussi grande.

Personnellement ?

PAUL.

Et familièrement. Il m’offre des cigarettes, et, s’il nous arrive de nous promener ensemble, je le fais sourire de pitié en disant des gaudrioles sur les femmes qui passent. Nous sommes amis... Achevez votre histoire ,je vous apprendrai, le concernant, une nouvelle...

ROSALIE, montrant le parc.

Nous allons être dérangés... Voici Hortense qui revient ‘en cueillant vos fleurs... Le jardin est au pillage...

PAUL.

Voyez-la s’arrêter et regarder autour d’elle avec une mine de conquérante.

ROSALIE.

Je ne sais pas à quoi elle pense !... Lorsque nous allions vous rejoindre aux bains de mer, elle ne vous plantait pas là, un quart d’heure après son arrivée, pour aller inspecter les environs...

PAUL.

Ici, tout l’intéresse parce que tout m’appartient. Son goût pour la philosophie ne la rend pas indifférente aux biens de ce monde... Tant mieux !... Les caractères les plus charmants sont ceux où l’idéal ne dédaigne pas de s’associer au positif... Ah ! la voici qui fait la connaissance de Toby, mon bouledogue... Patatras !... Elle jette son bouquet... Ah ! bon... C’est pour voir si Toby rapporte... Charmant !... Il ravage le bouquet, arrache les tiges, disperse les pétales et salit l’allée.

ROSALIE, riant.

Qu’il est drôle !...

PAUL.

Hortense est de votre avis, elle se tord ! Décidément, il y a place dans son moral pour du sérieux et de la gaieté !...

ROSALIE.

Elle m’étonne !... Depuis sa déception, elle ne se déridait plus... 

PAUL.

Vous parlez de déception... Son inclination pour Parmelins a donc amené une aventure fâcheuse ?

ROSALIE..

Une petite aventure et un gros chagrin. Vous n’avez qu’à l’interroger, elle racontera tout, car elle est la franchise même... Je vais ouvrir nos malles... Si vous avez besoin de moi, je suis là...

Elle se retire dans son appartement et, au même instant, entre Hortense.

 

 

Scène V

 

PAUL, HORTENSE

 

PAUL.

Eh bien, mon parc ?... Ton impression est-elle bonne ?...

HORTENSE.

La terre promise !... Des parterres remplis de lis et de roses et, tout auprès, des bois, tapissés de mousses, avec des coins solitaires ou il fait nuit en plein midi... Et tout cela si vaste !...

PAUL.

Es-tu allée jusqu’au grand étang ?...

HORTENSE.

J’ai longé un bassin, alimenté par une cascade, à côté d’une rangée de marronniers...

PAUL.

Le réservoir à truites... C’est là que je me baigne... Comme il est maçonné, on ne craint pas la vase.

HORTENSE.

J’ai vu plusieurs pièces d’eau couvertes de nénuphars de toutes couleurs... Au tournant d’une allée, je me suis trouvée face à face avec trois dames...

PAUL.

Trois vieilles amies auxquelles je te présenterai tout à l’heure.

HORTENSE.

Cérémonie dont je me passerais volontiers... Elles m’ont regardée du haut de leur grandeur comme si j’étais une ouvrière du jardin...

PAUL.

Je leur ai annoncé, d’un ton détaché, la visite d’une parente pauvre... Lorsqu’elles sauront que tu es ma nièce chérie, presque ma fille, elles se mettront en frais... As-tu remarqué ?... Il y a une brune, une blonde, une rousse.

HORTENSE, riant.

Oui, je m’étais dit qu’elles étaient aussi variées que vos nénuphars... Mais je leur préfère ceux-ci, et j’irai souvent rêver au bord de vos mares fleuries...

PAUL.

Rêver à qui ?

HORTENSE, corrigeant.

À quoi ?... Oh ! les sujets de méditation ne manquent pas !... Je rêverai surtout à un ouvrage que je suis en train de composer.

PAUL.

Tu écris un livre ?...

HORTENSE.

Oui. Je n’ai pas de secret pour vous, n’en parlez à personne.

PAUL.

À personne... Quel genre ?... Poésie ?... Roman ?

HORTENSE.

J’ai pris une autre direction. Je m’intéresse à la philosophie.

PAUL.

Et ton œuvre philosophique s’appelle ?...

HORTENSE.

La Création sensuelle.

PAUL.

Sacré nom d’un chien, quel titre !... Et sous la plume d’une jeune fille !

HORTENSE, souriant.

Cher parrain, ce n’est pas du tout ce que vous croyez... Il s’agit d’une création qui s’effectue dans l’esprit humain à mesure que les sensations lui révèlent l’univers.

PAUL.

J’y suis... Il y a ici deux portraits de moi, l’un par Bonnat, l’autre par Besnard. Je me placerai entre ces deux chefs-d’œuvre et tu contempleras trois Sautereau qui se ressembleront comme une orange, une poire et une figue. C’est que l’œil de Bonnat et l’œil de Besnard, fixés sur mol, ne distinguent pas la même figure. Leurs sens visuels, en les renseignant sur ma personne, lui infligent une sorte de nouvelle création. Voilà, n’est-ce pas, ce que ton titre a la prétention d’exprimer ?

HORTENSE.

Oui, seulement je vais jusqu’au bout de mon idée en examinant si un univers, qui varie selon le tempérament de chaque observateur, peut exister ailleurs que dans nos esprits.

PAUL.

Ah ! pauvre petite ! J’avais entendu dire que certains énergumènes de la pensée mettaient en doute l’existence de l’univers et j’en riais ! Mais, du moment que tu te trouves parmi ces hallucinés, j’enrage !...

HORTENSE, riant.

Mon oncle, ne vous fâchez pas !... En pratique, je prends notre planète très au sérieux.

PAUL.

C’est déjà trop que théoriquement tu n’en fasses qu’un fantôme. Les gens qui doutent de tout n’arrivent à rien. Ils n’ont ni énergie, ni volonté.

HORTENSE.

Vous tombez mal en m’accusant d’être incapable de résolutions vigoureuses. Je me suis faite auteur pour séduire quelqu’un, qui est mon professeur, le célèbre Parmelins.

PAUL.

Qu’y a-t-il entre lui et toi ?...

HORTENSE.

Le cours de Parmelins m’intéressait énormément et, après chaque séance, je passais la soirée à le rédiger de mémoire. À la longue, j’ai désiré soumettre mon travail au professeur et je suis allée chez lui accompagnée de Mademoiselle. Il m’a gentiment accueillie et m’a promis de lire mes papiers. Deux jours après, lettre de six pages, dans laquelle il m’accablait de compliments, m’excitait à persévérer et me laissait espérer qu’il m’autoriserait plus tard à publier un résumé de son enseignement. Bonheur ! Fierté ! Redoublement de zèle !... Chaque semaine, je portais mes rédactions chez Parmelins qui les révisait avec moi... Pour commencer, Mademoiselle ne me perdait pas de vue ; mais les entretiens duraient longtemps et l’ennuyaient... Elle a fini par me laisser à la porte pour aller faire ses courses et revenir me prendre au bout d’une heure...

PAUL.

Voilà une fille bien gardée !

HORTENSE.

Un jour qu’il s’était élevé à des hauteurs vertigineuses, en développant pour moi seule des idées qu’il s’était contenté d’effleurer à son cours, je me suis trouvée devant Parmelins tout émue d’avoir laissé échapper que j’éprouvais pour lui une admiration dépassant les bornes de... de...

PAUL.

De l’amitié... Et puis ?...

HORTENSE.

Une scène humiliante au possible... Moi, me tortillant, prête à pleurer, devant un homme que mon aveu ne semblait pas réjouir du tout... Il a eu pitié et s’est montré charitable... Il m’a juré que mon inclination était le couronnement d’une bonne éducation et que toute femme distinguée a été plus ou moins éprise d’un de ses professeurs...

PAUL.

Plutôt celui de musique...

HORTENSE.

Je commençais à sangloter, lorsque le retour de Mademoiselle a terminé mon supplice. Cela se passait il y a trois semaines... Je ne suis plus retournée chez lui, mais j’ai continué à suivre son cours et, chaque fois que nos regards se rencontraient, il m’adressait un sourire d’ami !... Oh ! les choses n’en resteront pas là !... Je ne m’avoue pas vaincue !... J’écris un livre qui lui donnera des regrets... Il comprendra qu’on ne traite pas légèrement l’amour d’une femme capable de mettre au jour une œuvre pareille !...

PAUL, réfléchissant.

Me voilà dans de beaux draps !... Quel embêtement !

HORTENSE.

Quoi ?... Qu’arrive-t-il ?...

PAUL, prenant une décision.

Tu vas le savoir...

Il ouvre la porte de droite et appelle.

Mademoiselle, voulez-vous venir, s’il vous plaît ?...

Entre Rosalie.

 

 

Scène VI

 

PAUL, HORTENSE, ROSALIE

 

PAUL, à Rosalie.

Hortense m’a raconté sa ridicule histoire avec Parmelins... Je ne vous fais pas compliment... Courir les magasins pendant que cette bécasse...

ROSALIE.

Je l’ai assez regretté, allez, monsieur ! Mais, comme il n’y a pas eu grand mal, vous ne m’en voudrez pas trop, j’espère !...

PAUL.

Pas grand mal !... En vous disant que je connaissais beaucoup Parmelins, je vous ai annoncé une grande nouvelle... Eh bien ! la nouvelle, c’est que dans vingt minutes il sera ici, venant de Madrid où il présidait un congrès de psychologues... Il s’installe chez moi pour quinze jours.

HORTENSE, avec précipitation.

Parrain, laissez-nous partir, nous reviendrons dans quinze jours !

PAUL.

Si j’ai invité cet homme en même temps que toi, c’était avec l’idée que vous vous conviendriez. Vous êtes créés l’un pour l’autre... Je discernais dans tes lettres que tu tournais à la femme savante et il est, lui, un homme profond !... J’avais si bien combiné mon affaire !... Voilà que ton aventure flanque tout par terre !... Il n’y a pas à dire, c’est embêtant !

HORTENSE.

Ah ! oui, alors...

ROSALIE.

Je regretterai toute ma vie...

PAUL.

Parmelins sait-il que tu es ma nièce ?

HORTENSE.

Votre nom n’a jamais été prononcé devant lui...

PAUL.

Tant mieux. Lorsqu’il apprendra notre parenté, tu ne peux que gagner dans son esprit... Mais, avant de lui faire mes confidences, je tacherai de provoquer les siennes... Il dira pourquoi il ta si fraichement reçue... Si je découvre, pour mettre les choses au pire, que ta personne lui est antipathique, tu déménageras avant ce soir sans qu’il ait pu soupçonner ta présence... Si, au contraire, ses bavardages m’apportent des motifs d’espérer, tu entreprendras de le séduire avec moi pour allié. Je suis venu à bout, dans le cours de mon existence, d’entreprises plus difficiles que celle d’unir un maître indocile à sa meilleure élève.

On entend le bruit d’une auto.

HORTENSE.

Entendez-vous l’auto ?... Ne serait-ce pas lui qu’on va prendre à la gare ?

PAUL.

Non, c’est lui qu’on amène... Rentrez chez vous et attendez...

HORTENSE, se jetant au cou de Paul.

Que le ciel vous inspire, parrain !

PAUL, riant et tandis que les deux femmes s’éloignent.

Il m’inspire d’abord de cacher ta photo.

Après avoir jeté dans un tiroir le portrait qui trainait sur le piano, il va vers la porte au-devant de Roger.

 

 

Scène VII

 

PAUL, ROGER

 

PAUL, à Roger qui entre en costume de voyage.

Salut, grand homme !...

Poignée de main.

Et ça va ?

ROGER.

À merveille !... Vous aussi ?...

PAUL, souriant.

Ca marchande ! comme dit le jardinier lorsque le temps hésite à se mettre à la pluie... Moi, je marchande avec la pluvieuse vieillesse !

ROGER, riant.

Bah ! vous avez une mine superbe et pas du tout larmoyante.

Un domestique apporte un plateau.

Réjouissante apparition !... Que ce déjeuner soit le bienvenu !

PAUL.

Asseyez-vous et faites-lui un sort !... Après une nuit en wagon, votre diner d’hier doit être un peu tassé...

Roger obéit et se livre à des préparatifs gastronomiques, déplie sa serviette, remue l’argenterie et les pots.

Dites donc, il me revient de tous côtés que vous êtes l’homme à la mode !... Je vous recommande ces petites galettes au fromage... Une spécialité de mon chef !... L’homme à la mode !... Comme tout change !... Dans mon jeune temps, c’était le prédicateur de carême à Notre-Dame... Aujourd’hui, c’est. le philosophe ! Votre règne est arrivé !...

ROGER.

Je suis, comme tous mes collègues, chargé d’un simple cours...

PAUL.

Vous n’allez pas comparer à un cours de mathématiques ou de chimie celui auquel vous donnez cette enseigne : « Pourquoi aime-t-on ?... » Ah ! mon gaillard, vous avez l’instinct de la publicité !

ROGER.

Je jure bien qu’il n’y a pas eu le moindre calcul de réclame dans le choix du titre de mes conférences... Mon seul tort a été de ne pas suffisamment redouter l’écrasante responsabilité que j’assumais devant mes auditeurs... Le problème est si vaste, si vaste, qu’il embrasse l’univers...

PAUL, voulant servir Roger et souriant à l’idée de faire, avec une goutte de lait, contrepoids à l’univers.

Pas une goutte de lait dans votre café ?.

ROGER, protégeant sa tasse de sa main.

Merci, je le prends noir.

PAUL.

Rassurez-vous, mon ami, le problème n’est pas aussi redoutable qu’il en a l’air. Depuis des siècles, il couvre de gloire tous ceux qui le ratent... Il a fait l’immortalité de Platon, il fera la vôtre...

ROGER.

Vous pensez donc que je le rate ?...

PAUL.

Vous l’avouez implicitement lorsque vous constatez qu’il embrasse l’univers dont vous n’avez pas la prétention, je suppose, de démontrer jusqu’au moindre rouage. D’ailleurs, mon opinion ou rien... Je suis un profane en philosophie... mais j’ai fréquenté des philosophes, vous en particulier, et j’ai mon idée sur eux... Ils sont, par rapport à moi, ce que le géographe est à l’explorateur. Le géographe, pour étudier le globe terrestre, se penche sur un atlas. Son doigt se promène sur la carte ; rien ne ralentit son avance, ni fleuves, ni déserts, ni le Mont Blanc, ni la chiure de mouche. L’explorateur, lui, arrose de ses sueurs une contrée restreinte qu’il parcourt sac au dos. Il sait où sont les frais vallons, les riants paysages et les filles accueillantes à l’étranger. Le premier embrasse d’un regard l’ensemble du monde condensé en une petite image, mais il se perd dans les faubourgs de sa ville natale ; le second s’oriente par les nuits les plus obscures au fond des maquis et des savanes. Vous lisez dans les âmes innombrables comme le géographe sur la carte, les voyant toutes et pas une en détail ; moi, j’en connais relativement peu, mais dans les coins...

ROGER.

J’accepte la comparaison... Sans le géographe, vous n’auriez de l’univers qu’une conception puérile : celle du sauvage qui, lui aussi, retient les moindres sentiers d’une région, mais se figure que le monde finit là où s’arrêtent ses chasses... Nos systèmes ont, sur l’avenir des peuples, une souveraine influence, ils suscitent les révolutions et transforment l’humanité... Leur portée pratique est, en définitive, supérieure a celle de votre activité, tout homme positif que vous soyez...

PAUL, riant.

Il y a pratique et pratique, comme il y a des carabines à longue portée et des fusils de chasse... Vous êtes la carabine qui rafle tous les prix de tir, moi le modeste flingot avec lequel on se procure un succulent rôti de cailles... Tenez, il court sur vous des bruits qui, justement, tendraient à prouver que vous n’êtes pas grand preneur de cailles... Vous aviez une vingtaine d’années... Votre vertu était proverbiale et vos camarades avaient juré d’y faire brèche... Est-il vrai qu’un soir ils vous persuadèrent de les accompagner dans une maison des moins recommandables ?

ROGER.

Très vrai.

PAUL.

Le grand Parmelins dans ce bazar d’ignobles débauches !... Oui, je sais... La nature parle... Mais qu’à un être d’élection elle fasse entendre son plus nauséeux langage...

ROGER.

Je cédais au désir très avouable de vérifier s’il subsiste une trace d’élévation morale chez les obscènes recluses... Vous riez ! Elles ont pourtant une âme !...

PAUL.

Je ris parce que vous mordiez à une amorce bien dangereuse pour ceux qui, par orgueil, se détournent des plaisirs de la chair... L’âme !... Ô le beau piège !... Parlez-moi de l’attrait des âmes pour animaliser les plus grands esprits... L’âme en peine surtout, l’âme désenchantée qui compte les morceaux encore bons d’un cœur brisé, sans oublier l’âme que l’imaginatif tire du néant pour la prêter au cadavre mouvant de la jolie brute qui lui tend les bras ! Et ceci me ramène à votre odyssée... Nous en sommes au moment où vous pénétrez dans l’antre... Brusquement, vous vous trouvez au milieu d’un cercle de nymphes mises à l’étal sous une lumière crue... On raconte qu’au lieu d’élire la compagne que vos curiosités inassouvies réclamaient, vous avez adressé au vil troupeau une virulente homélie, lui représentant son abjection et le flagellant de vos mépris... Les femmes exaspérées se sont alors précipitées sur vous et vous auraient jeté par la fenêtre si de valeureux amis ne vous avaient dégagé, pendant que d’autres, faisant des prisonnières parmi les assaillantes, opéraient une diversion qui facilitait votre retraite.

ROGER.

C’est vrai !... Devant ces malheureuses, je n’ai pu me contenir... Songez à l’atrocité de leur situation !... Est-il un esclavage plus révoltant ?... Je ne les ai pas, comme vous le prétendez, flagellées de mon mépris... J’avais le cœur bien trop rempli de pitié... Si je méprisais quelqu’un, c’était moi, pour être venu chercher un plaisir dans leur avilissement.

PAUL.

Vos sentiments étaient sublimes, mais hors de saison !

ROGER.

Il fallait donc m’amuser de ces lamentables épaves ?.

PAUL, riant.

Il fallait d’abord vous taire !

ROGER.

Une parole juste et vraie, même lorsqu’elle tombe dans une mêlée furieuse, peut rencontrer une oreille attentive et toucher un cœur... J’ai reçu cet hiver une enveloppe contenant cinq billets de mille francs et une lettre à peu près conçue en ces termes : « Monsieur, les journaux publient votre portrait et je reconnais celui dont la pitié m’a été consolante à une époque où j’étais pensionnaire d’une maison infâme. Je n’ai pas l’énergie de gagner ma vie par le travail, mais j’ai eu un peu de chance et suis, en ce moment, à l’abri de la misère. Je vous envoie une somme que je vous prie d’employer, suivant les inspirations de votre haute et sainte conscience, à secourir les malheureuses qui vivent dans les enfers du genre de celui où je vous ai connu. »

Un temps.

Vous disiez qu’il fallait me taire ! Qu’en pensez-vous maintenant ?... Et ceux qui prétendent qu’en dehors de la religion il n’existe pas d’influence moralisatrice, quel démenti leur donne cette lettre !

PAUL, souriant.

Surtout si elle n’était pas signée.

ROGER.

Elle ne l’était pas ! Votre scepticisme peut chercher : il ne trouvera rien à reprendre au geste de cette femme... Son argent est le prix de sa jeunesse, de sa santé, de sa vie... Elle fait la charité avec son sang !... Comme c’est beau !... Dans ce que vous appelez un cadavre mouvant, j’ai trouvé une âme !...

PAUL.

Ne nous emballons pas !... Fille elle était, fille elle est restée... Aussi n’ai-je pas la naïveté de me prosterner devant elle, mais je l’admire pour avoir su, du fond de son abjection, offrir à un homme de votre caractère la seule récompense qui fût digne de lui.

ROGER.

Oh ! quant à ça, j’avais trouvé ma récompense au sortir de la maison funeste. La joie d’être rendu à moi-même m’avait amplement dédommagé des avanies que je venais de subir. Au seuil de mon petit appartement m’attendaient mes pensées familières  et j’étais tout heureux de revenir à elles.

PAUL, souriant.

Ce dédain pour l’établissement que l’on quitte est de règle lorsqu’on n’a pas renâclé devant les consommations... Il est moins explicable lorsqu’on s’est abstenu... Ainsi, vous éprouviez l’allégresse du plongeur embourbé dans la vase, qu’un vigoureux coup de talon ramène au soleil.

ROGER.

Ce n’est pas assez dire... La pensée, lorsqu’elle rentre dans un cerveau qui en a été sevré, l’exalte comme une liqueur généreuse.

PAUL, ironiquement.

Quoique j’aie tâté de bien des ivresses, vous m’en révélez une que je ne soupçonnais pas : celle que provoque l’absorption des idées.

ROGER.

Le mot philosophe, qui vient du grec, signifie celui qui aime la sagesse. Le nom même que je porte affiche la passion, et toute passion s’accompagne d’une ivresse.

PAUL, riant.

La votre ne vous fera pas commettre de folies...

ROGER.

Au contraire, elle en préserve... Oui, vous avez beau rire, la philosophie, grâce à la souveraine autorité qu’elle confère à la raison, rend celle-ci maîtresse de la volonté.

PAUL, ironiquement.

Auriez-vous la prétention de suivre, en toute circonstance, les conseils de la raison ?...

ROGER.

Je lui dois un passé sans tache.

PAUL, souriant.

Êtes-vous sûr que la vertu dont vous êtes si fier soit, étant donné le métier que vous faites, parfaitement raisonnable ?... Le bon sens doit vous dire que, pour répondre à la question : « Pourquoi aime-t-on ?... » il est indispensable d’avoir beaucoup aimé, et c’est ce que la pureté de vos mœurs vous interdit.

ROGER.

La sagesse me conseille de n’aimer qu’une fois, très profondément.

PAUL, dont le visage s’épanouit.

Voilà une parole révélatrice... Seriez-vous amoureux ?

ROGER.

Oui.

PAUL, avec un accent de triomphe.

Nous y voilà !... Les belles dames de Paris sont à vos genoux, l’une d’elles aura trouvé grâce ? Peut-être une jeune élève qui sera venue vous demander des éclaircissements à vos leçons ?

ROGER.

Vous êtes vraiment d’une perspicacité... C’est exactement ce qui est arrivé.

PAUL, avec un empressement moqueur.

Dépêchez-vous, contez-moi cela !...

ROGER.

Une jeune fille, intelligence d’élite, avait entrepris de rédiger mon cours et, chaque semaine, me soumettait son travail. Insensiblement, sans m’en rendre compte, je m’étais attaché à elle et voilà qu’un jour, à propos d’une confidence sur ma propre psychologie, elle n’a pas pu surmonter une violente émotion, sous l’empire de laquelle ses secrets se sont envolés... J’ai compris du même coup qu’elle m’aimait et que je l’aimais. J’ai affecté de sourire. Nos entrevues ont cessé.

PAUL.

Du moment que la jeune fille vous plaisait, pourquoi avez-vous coupé court ?

ROGER.

Pour ne pas engager ma vie.

PAUL.

Quel mal y avait-il ?... Êtes-vous décidé à ne jamais vous marier ?

ROGER.

Non, certes !...

PAUL.

La jeune fille est-elle indigne de porter votre nom ?

ROGER, repoussant cette idée avec indignation.

Ah ! grand Dieu !...

PAUL.

Alors, je ne comprends pas !...

ROGER.

Mes parents m’ont légué une petite aisance, qui, pour un nabab comme vous, serait la misère, mais à laquelle j’attache un prix énorme, car elle me garantit la liberté d’esprit indispensable à mes études. Celle que j’aime est pauvre. Elle m’a confié qu’elle vivait d’un très modique revenu sous la garde d’une institutrice. Elle a un parrain, qu’elle chérit, et qui se prive du nécessaire pour lui procurer un peu de superflu. Je commettrais une insigne folie en épousant cette jeune fille qui m’apporterait, sans aucune compensation pécuniaire, les charges d’un ménage.

PAUL.

Si la demoiselle était riche, l’épouseriez-vous ?

ROGER.

Est-ce que je sais ?...

PAUL.

Vous seriez tenté, avouez-le...

ROGER.

J’avoue...

PAUL.

Supposons qu’elle vienne demain vous conter je ne sais quelle histoire d’héritage imprévu, oseriez-vous lui dire que vous avez changé d’avis ?

ROGER.

Rien ne prouve que je changerais d’avis... La tentation serait forte, mais les raisons de lui résister pour le moins aussi puissantes... Je serais très perplexe...

PAUL.

Plutôt très gêné d’avoir à expliquer votre changement d’attitude.

ROGER.

Cela non... Une fois ma résolution prise, je n’hésiterais pas à dire la vérité, car cette personne a pour l’étude la même ardeur que moi. Elle comprendrait qu’en souhaitant la fortune je n’aspire qu’à la méditation...

PAUL.

Vous rencontrerez en ce moment chez moi une jeune fille intelligente, instruite, un peu bas bleu, absolument la vôtre, à part qu’elle est très riche ; celle-là, si vous l’honoriez de vos confidences, apprécierait mieux que moi votre état d’esprit.

Tout en allant sonner.

J’appelle pour qu’on vous conduise à votre appartement. Excusez-moi, j’ai quelques lettres à écrire et puis j’irai vous rejoindre...

Un domestique paraît.

Voulez-vous montrer sa chambre à monsieur... Dans un quart d’heure je suis à vous, cher ami...

Roger sort, accompagné du domestique. Paul va ouvrir la porte de droite et dit en élevant la voix.

Venez toutes les deux !...

 

 

Scène VIII

 

PAUL, HORTENSE, ROSALIE

 

HORTENSE, accourant très curieuse.

Eh bien !

PAUL.

Il s’est confessé sans deviner que je te connaissais... Ta déclaration lui a été au cœur... Tes sentiments sont partagés... Tu es, à son avis, la femme idéale !...

HORTENSE.

Vraiment, il m’aime ?

PAUL, avec un sourire indulgent pour la sottise des grands hommes.

Oui, comme seul un homme supérieur est capable d’aimer !... Le jour où tu lui as dévoilé ta propre inclination, il a fait d’héroïques efforts pour maîtriser la sienne.

HORTENSE.

Pourquoi ?

PAUL, ironiquement lyrique.

Sa vie, consacrée à l’étude, ne lui appartient plus...

HORTENSE, du ton le plus pratique.

Il sait pourtant bien que je ne l’empêcherais pas de travailler.

PAUL.

Dans la conviction que tu es pauvre, il redoute, pour l’indépendance de sa pensée, les soucis d’un ménage besogneux. Je souriais en l’écoutant...

HORTENSE.

Vous avez donc pour moi un moyen de faire fortune ?

PAUL.

Mieux que cela... Tu es mon héritière, et, à moins d’aller en Amérique, on ne trouverait pas plus riche que moi.

ROSALIE.

C’était bien la peine, monsieur, de tant me chicaner, ce matin, à propos de mes comptes !

PAUL.

Je ne me doutais pas, ce matin, que j’allais être pris entre deux amoureux qu’une question d’argent sépare, et, comme avec moi les décisions ne trainent pas, je chante un nouvel air !

ROSALIE.

On ne s’en plaindra pas !... Qu’est-ce qui vous obligeait à crier misère ?

PAUL, à Hortense.

J’attendais la question de mademoiselle, et c’est à toi, ma petite, que je réponds. Je suis né pauvre. En voyant mon père gagner péniblement sa vie, j’ai compris très jeune la nécessité du travail. Enfant, je soupirais après le moment où je pourrais me suffire. Comme tu vois, j’ai dépassé le but... Je suis un des plus grands industriels de France !... Il est naturel que je sois fier de mon œuvre et porté à croire que l’éducation dont je suis le fruit est préférable à toute autre. Aussi, ai-je voulu te mettre, dans une certaine mesure, à l’école de la pauvreté en t’élevant à l’écart de mon luxe... Je n’ai qu’à me féliciter de t’avoir dirigée suivant ma méthode... Parmelins, le plus compétent des juges, estime que tu es une femme remarquable !... Devant un témoignage de cette valeur, il n’y a qu’à s’incliner... Pour ta récompense, je t’engage à proclamer très haut que tu auras une énorme dot !

ROSALIE.

Ne craignez-vous pas de mettre Parmelins dans une situation bien délicate ?... Après avoir éconduit une jeune fille pauvre, solliciter sa main aussitôt qu’on la voit dans l’opulence, c’est vraiment...

PAUL.

Vous auriez raison si Parmelins était le premier venu, mais il se rit des préjugés de l’humanité moyenne. Il m’a dit, avec une charmante naïveté, que son titre de philosophe affiche, aux regards de ceux qui savent le grec, sa passion pour la science. Oui, c’est un passionné, par conséquent un être que nos usages mesquins ne gouvernent plus. Le prêtre qui quête pour l’autel mendie la tête haute. Notre ami exige une dot dans l’intérêt sacré de la science. Il n’a pas plus à rougir que le prêtre et, quand Hortense lui apprendra qu’elle est riche, il n’hésitera pas à lui répéter ce que j’ai entendu.

HORTENSE, incrédule.

Est-ce bien sar ?...

PAUL.

Il m’a nettement affirmé que, dans un cas pareil, il se chargerait de te faire admettre le désintéressement de sa conduite.

HORTENSE.

Oh ! je comprends à merveille que l’argent représente pour lui l’indépendance de la pensée.

ROSALIE.

Alors plus d’obstacle !... Le mariage va marcher comme sur des roulettes !...

PAUL.

Pas précisément... Parmelins, devant une résolution à prendre, reste indéfiniment suspendu entre le pour et le contre. Les gens qui se donnent la peine de penser pour nous ont souvent besoin que nous décidions pour eux...

HORTENSE.

Je me sens très capable de rendre ce service à Parmelins.

PAUL, souriant.

Malgré ta philosophie ?

HORTENSE.

Ma philosophie est une entreprise... Elle annonce de l’énergie...

PAUL.

Je l’ai prévenu, sans te nommer, que j’avais en ce moment chez moi une demoiselle un peu bas-bleu et très riche. Je vais te ménager une rencontre avec lui. Trouve moyen, dès les premiers mots, de lui annoncer que tu es l’unique jeune fille de la maison... Cela te permettra de voir venir...

 

 

Scène IX

 

PAUL, HORTENSE, ROSALIE, CHARLES

 

PAUL, au domestique qui entre.

Qu’est-ce qu’il y a, Charles ?

CHARLES

Le baron de Piolet demande si monsieur peut le recevoir ?

PAUL.

Oui, certainement... Qu’il ait la complaisance d’attendre un instant au fumoir. J’y vais...

CHARLES

Bien, monsieur.

Il sort.

 

 

Scène X

 

PAUL, HORTENSE, ROSALIE

 

HORTENSE.

Ce baron, est-ce un de vos voisins ?

PAUL.

Précisément. Il habite une terre superbe qui borde la mienne. Nos fermiers sont en querelle pour une limite douteuse, et il vient probablement me proposer de les mettre d’accord.

Il réfléchit un instant.

Tiens, pourquoi ne le recevrais-tu pas à ma place ? Lorsque tu seras un jour souveraine de ces lieux, tu te féliciteras d’avoir fait ton apprentissage de propriétaire, et voici une excellente occasion de débuter.

HORTENSE.

Que répondrai-je à ce monsieur qui me parlera d’une affaire dont je ne connais pas le premier mot ?

PAUL.

Il s’agit de rétablir des bornes entre nos domaines sur un point ou les anciennes bornes ont disparu. En mettant les choses au pire, je perdrai huit ou dix mètres d’un terrain qui vaut vingt centimes le mètre... Tu vois, cela n’entrainera pas ma ruine !... Écoute-le poliment, aie l’air de comprendre et accepte les yeux fermés la solution qu’il t’indiquera... Nous y gagnerons à peu de frais une paix qu’on ne saurait payer trop cher.

HORTENSE.

Franchement, j’ai d’autres préoccupations en tête et il vaut mieux remettre à plus tard mes débuts d’intendant.

PAUL, corrigeant.

De propriétaire, s’il te plaît !... Je me fais un malin plaisir d’en rendre Parmelins témoin ; car je vais te l’envoyer pendant que tu causeras avec le baron. En te voyant traiter de puissance à puissance avec l’adversaire, Parmelins se convaincra de ta brillante destinée. Il n’y a rien au-dessus d’une leçon de choses !

HORTENSE, riant.

Oh ! ce parrain ! Quel comédien !

PAUL.

Nous ne jouons pas la comédie : à l’avenir, tu me remplaceras dans l’administration de mes terres et je fixe à ce matin ton entrée en fonctions.

HORTENSE.

Je vais me trouver fort intimidée en présence de cet inconnu...

PAUL.

Allons donc ! C’est l’être le plus insignifiant du monde, un paysan décrassé, lauréat de concours agricoles et chasseur émérite. Je le vois rarement, il est trop rustique pour mon goût. Si l’un de vous deux doit être intimidé, ce n’est certes pas toi...

En parlant, il a sonné. À Charles qui se présente.

Amenez ici le baron.

À Hortense.

Après te l’avoir présenté, je sortirai et vous enverrai Parmelins.

À Rosalie.

Vous, mademoiselle, faites comme moi : laissez les trois jeunes gens se débrouiller.

ROSALIE, s’en allant.

Si je n’avais pas nos effets à ranger, je supplierais qu’on me permette de rester pour entendre le paysan pousser, sans le savoir, le philosophe au mariage.

Elle sort en riant, tandis que par une autre porte entre Hubert, bel athlète d’une trentaine d’années.

 

 

Scène XI

 

PAUL, HORTENSE, HUBERT

 

PAUL, allant à Hubert et lui serrant la main.

Hé, bonjour, cher voisin !... Je ne demande pas si vous allez bien. Les chênes de nos forêts n’ont pas l’air plus robustes que vous.

HUBERT.

Je cherche à quelle plante vous comparer, une plante très verte, en tout cas.

PAUL.

Ça va, oui, merci. Il y a longtemps qu’on n’avait eu le plaisir de vous voir... Qu’est-ce qui vous amène de si bon matin ?

HUBERT.

Toujours cette histoire de bornes... Il faut en finir une fois pour toutes.

PAUL.

C’est aussi mon avis... Mais que je vous apprenne une grande nouvelle !... Je renonce à l’administration de mes terres. J’en ai par-dessus la tête ! Ma propriété, dont le revenu est insignifiant pour le capital qu’elle représente, donne plus de tracas que mes usines qui font travailler douze mille hommes et rapportent des millions. Désormais, je me consacre exclusivement à l’industrie.

HUBERT.

Alors, vous confiez vos terres à un régisseur ?

PAUL.

Que voici...

Il prend Hortense par la main.

Je délègue mes pouvoirs de propriétaire foncier à ma jeune parente, Hortense Terminaux, à laquelle j’ai l’honneur de vous présenter et qui devient votre adversaire.

HUBERT, s’inclinant devant Hortense.

Charmé, mademoiselle...

PAUL.

Hein ! vous ne perdez pas au change !... Et je suis bien tranquille ! Entre vous, l’affaire va se terminer en douceur.

HUBERT, riant.

Le fait est qu’un procès semble peu probable !

PAUL, à Hubert.

Comme je suis très occupé en ce moment, excusez-moi, cher voisin, si je n’assiste pas à la discussion... Au revoir.

Les deux hommes se serrent la main. Paul sort.

 

 

Scène XII

 

HORTENSE, HUBERT

 

HUBERT, très convaincu de la bonté de sa cause.

Permettez-moi de vous expliquer en deux mots comment les choses se sont passées.

HORTENSE, souriant.

Les bornes disparues et les fermiers se prenant aux cheveux...

HUBERT.

Qu’est-ce que j’entends ?... Vous en savez plus long que moi !

HORTENSE..

La vérité, c’est que je ne connais absolument rien à la question et m’en remets à votre bonne foi. On fera ce que vous déciderez.

HUBERT, riant.

Le nouveau régisseur est une fine mouche ! Il me traite en galant homme et me voilà pris !... En me renvoyant à vous, votre parrain savait ce qu’il faisait...

HORTENSE.

Ou avez-vous appris que M. Sautereau est mon parrain ?

HUBERT.

Dans le parc, il y a dix minutes... Trois dames que j’ai rencontrées m’ont parlé de vous.

HORTENSE.

J’ai rencontré le même trio !

HUBERT.

Elles me l’ont dit.

HORTENSE.

Sans bienveillance.

HUBERT, riant.

Sans la moindre... Votre petit doigt vous renseigne à merveille !

HORTENSE.

Elles m’ont criblée de regards venimeux. Pourquoi ces femmes me détestent-elles ?

HUBERT.

Parce que vous pourriez enlever un morceau de la succession qu’elles sont en train de guetter... Sautereau est trop riche pour qu’on le laisse mourir en paix. On ne l’approche pas sans penser à son testament.

HORTENSE.

Il se porte si bien et ces dames ne sont plus jeunes !

HUBERT.

Assez pour nourrir l’espoir de l’enterrer !...

HORTENSE.

Mon parrain serait à plaindre s’il vous entendait !...

HUBERT.

Sur ce chapitre, je n’ai rien à lui apprendre... Il y a longtemps qu’il a pris son parti des vices de l’humanité...

HORTENSE.

À sa place, je ne supporterais pas la vue de ces dames !...

HUBERT.

Bah !... Elles sont agréables et leurs caquets lui font trouver les soirées moins longues... On prétend aussi qu’elles ont été ses maîtresses, ce qui leur donne droit à des égards...

HORTENSE.

Ses maîtresses... Toutes les trois ?...

HUBERT, riant.

Et mille autres avec !... Je me reproche d’être aussi mauvaise langue. Ce n’est pas dans mes habitudes... J’espère vous être utile en vous présentant le milieu dans lequel vous êtes appelée à vivre...

HORTENSE.

Vous me donnez la meilleure leçon que j’aie jamais reçue et Dieu sait si j’en ai reçu !... Mais je n’en reviens pas !... Ce parrain avec ses aventures !... Lui, de si bon conseil !... Lui qui réprimait avec tant de paternelle autorité mes instincts défectueux !... On enseigne, en cosmographie, que la lune tourne autour de la terre en lui montrant toujours le même visage. Pour apercevoir l’autre moitié de cet astre, il faudrait habiter Mars ou Vénus. Nos proches, à l’exemple de la lune, ne nous découvrent jamais qu’une même face de leur être, alors que l’autre est familière à des étrangers...

HUBERT.

De la cosmographie !... Bigre !... Mme de Réveil m’avait averti que vous êtes savante... Pourtant, à ce point...

HORTENSE.

Au fait, vous ne m’avez pas répété le mal que ces dames disent de moi.

HUBERT.

Elles assurent que vous ferez une excellente institutrice... C’est leur façon d’insinuer que vous êtes pauvre : le plus grand des défauts à leurs yeux...

HORTENSE.

Et aux vôtres ?...

HUBERT, riant.

Aux miens... Halte !... J’allais proférer une insanité...

HORTENSE.

Ne vous en privez pas !... Ces derniers temps, j’ai absorbé beaucoup de sagesse, alors un peu de folie... pour une fois...

HUBERT.

Je m’occupe surtout d’élevage... Lorsqu’il s’agit d’estimer une femme, je fais le tour de sa personne avec des yeux d’éleveur... Vous comprenez ?

HORTENSE.

Pas très bien... On néglige énormément les questions d’élevage dans les lycées de jeunes filles.

HUBERT.

On trouve sans doute plus profitable d’apprendre ce qui se passe dans la lune a de futures mamans !... Supposons que, traversant une prairie, je rencontre une jolie pouliche, croyez-vous qu’avant de déclarer qu’elle me plaît, je demanderai si elle sort de l’écurie du riche ou de l’étable du pauvre ?... Mon coup d’œil d’éleveur et un cri d’admiration !

HORTENSE, riant.

Merci de me comparer à une jolie pouliche !... À vos yeux, il n’y a probablement pas de compliment plus flatteur !

HUBERT.

Permettez !... Je vous en réserve d’autres, car j’ai de vous une excellente opinion.

HORTENSE.

Vraiment !...

HUBERT.

Ce n’est pas vous que je soupçonnerais de convoiter la succession de votre parrain !... D’ailleurs, rien qu’à sa façon de vous parler, on reconnaît qu’il a une confiance absolue dans votre affection. Et il est malin !... Celui qui roulera Sautereau est encore à naître !...

HORTENSE.

Il a, lui, une preuve irréfutable de mon désintéressement, car, jusqu’à ce malin, il m’a laissé croire qu’il n’était pas riche. Mais que vous ayez foi en moi, sur ma bonne mine, c’est gentil !... Je suis heureuse d’avoir gagné votre sympathie, quoique pauvre !...

HUBERT, riant.

Comptez également sur elle, si jamais vous faites fortune !...

HORTENSE.

Est-ce qu’on fait fortune ailleurs que dans les contes de fées ?...

HUBERT, riant.

Ce n’est pas dans cette maison qu’il convient d’en douter... Il y a des surprises dans la vie ! Ainsi je ne m’attendais guère, en entrant ici, à vous trouver directrice de tout !...

HORTENSE.

En effet, vous avez dû être étonné !...

HUBERT.

Pas trop, tout de même !... Sautereau est un homme à décisions brusques... C’est l’activité industrielle qui veut cela... Nous autres, dans la culture, nous n’avons pas la tête si chaude. Notre charrue va et vient d’un bout du champ à l’autre, pendant des heures et des heures, avant que le ruban de terre brune s’élargisse au milieu des chaumes grisâtres ; puis, la semaille faite, nous regardons pousser le blé... Cela dure huit mois... Nous sommes patients...

HORTENSE.

Comme vos bœufs ?...

HUBERT, riant.

Ah ! ah ! vous me rendez ma jument !...

HORTENSE.

En regardant pousser le blé, à quoi pensez-vous ?

HUBERT.

Au prix que vaudra le pain...

HORTENSE.

Horreur ! moi qui étais en train de vous prendre pour un contemplatif... Moi qui allais vous poser une question...

HUBERT.

Posez quand même !...

HORTENSE, avec un sourire bienveillant et moqueur.

Pourquoi aime-t-on ?...

HUBERT, tombant des nues.

Hein ?...

Entre Parmelins.

HORTENSE, affolée.

Non ! Non !... Chut !... Une autre fois !...

 

 

Scène XIII

 

HORTENSE, HUBERT, ROGER

 

ROGER, stupéfait à la vue d’Hortense.

Vous !...

HORTENSE.

Ce n’est pas moi que vous cherchiez ?

ROGER.

J’ignorais jusqu’à votre présence dans cette maison. Un valet de chambre m’appelle de la part de M. Sautereau, me dit qu’il m’attend, me conduit ici, et vous voilà !... Quelle surprise !...

HORTENSE.

Vous l’avez dit : une surprise que M. Sautereau vous ménageait !... Il aime à rire !

À Hubert.

Que je vous présente...

Se tournant du côté de Roger.

Le baron de Piolet, un aimable voisin...

Revenant à Hubert.

M. Parmelins, le célèbre philosophe, dont je suis l’élève...

HUBERT, indifférent à la célébrité de Parmelins.

Après la cosmographie, la philosophie... Vous ne vous refusez, mademoiselle, aucun plaisir !... Je suis presque honteux de rappeler à une personne aussi savante la prosaïque affaire qui m’amène.

HORTENSE.

Nous l’avions un peu perdue de vue... Eh bien ! que me proposez-vous...

HUBERT.

Si vous étiez homme, le mieux serait de nous donner rendez-vous à la ferme de votre parrain, laquelle se trouve à deux pas de la limite contestée. Je viendrais vous rejoindre avec mon fermier, car nous ne pouvons rien sans l’assentiment de nos locataires, qui participent à nos droits... Nous serions sur place pour examiner le terrain...

HORTENSE, souriant.

Bien que je sois femme, votre plan me convient à merveille...

HUBERT.

Je vais vous dire... Votre ferme est louée par une veuve... Cette veuve a plusieurs enfants qui travaillent...

HORTENSE.

Sous ses ordres ?

HUBERT.

Non ! Elle est plus bête que ses poules !... Sous les ordres de sa fille aînée qui mène rondement l’exploitation... C’est elle qui vous recevrait...

HORTENSE, riant.

Est-ce la raison qui vous fait regretter que je ne sois pas homme ?

HUBERT.

Elle est déconsidérée dans le pays... Pas mariée et toute une petite famille... Si vous allez là-bas, les enfants grouilleront autour de vous.

HORTENSE.

Pourquoi n’épouse-t-elle pas leur père ?...

HUBERT.

On n’épouse pas un régiment !... Sacrée Angélina !... Elle s’appelle Angélina Pierrot !... Vous comprenez que ce n’est pas une société pour vous et que je regarde à vous convoquer chez elle.

HORTENSE.

C’est moi qui vous y convoque, et sans hésiter.

Montrant Parmelins.

Lorsqu’on a suivi les cours de monsieur et qu’avec lui on a exploré les plus obscures profondeurs de la psychologie humaine, on ne s’évanouit pas au contact d’une créature dévergondée.

HUBERT.

J’ai cru devoir vous prévenir, mais on ne peut pas vous blâmer d’entrer dans une maison placée sous votre autorité.

HORTENSE.

Je serais même ridicule en n’y entrant pas. Demain, à trois heures, voulez-vous ?

HUBERT.

Convenu... Nous nous rejoindrons chez Angélina... Au revoir, mademoiselle... Monsieur...

Serrement de mains. Il sort.

 

 

Scène XIV

 

HORTENSE, ROGER

 

ROGER.

Enfin, que signifie tout cela ?... À Paris, vous me racontez que votre famille se réduit à un parrain n’ayant que bien petitement de quoi vivre, et j’entends qu’il s’agit de Sautereau ! Est-ce vraiment lui qui a veillé sur votre éducation ?

HORTENSE.

Lui-même !

ROGER.

Pourquoi ce jeune baron vous traite-t-il comme une sorte de gérante ?

HORTENSE, d’un ton détaché.

J’ai avec lui des rapports d’affaires.

ROGER.

Sautereau m’a parlé d’une charmante jeune fille que je rencontrerais chez lui... Est-ce que, par hasard ?.

HORTENSE, avec empressement.

Il faut croire que c’est moi !... Je suis seule ici de mon espèce...

ROGER.

Certains détails que vous m’avez donnés sur votre situation ne concordent pourtant pas avec ceux que Sautereau...

HORTENSE.

Je me figurais avoir un pauvre diable pour parrain et me trouve subitement nièce d’un milliardaire...

ROGER.

Sautereau serait votre oncle ?...

HORTENSE.

Frère de ma mère... Je suis habituée à l’appeler parrain. Il n’y a pas de raison pour que cela cesse... Ayant l’intention de faire de moi son héritière, et pour m’apprendre à gouverner plus tard ma fortune, il juge utile de me confier la gestion d’une partie de ses biens. Vous m’avez observée dans l’exercice de mes fonctions. Et, maintenant, nous allons parler à cœur ouvert... Mon oncle prétend que vous m’aimez ?

ROGER.

Ah ! croyez-le !... Vous ne saurez jamais à quel point j’ai souffert d’avoir si froidement accueilli votre aveu.

HORTENSE.

La pauvreté vous faisait peur !... J’offre ma nouvelle fortune, non pas à vous qui êtes au-dessus des satisfactions médiocres, mais à la science que nous servirons en commun. Vous voilà délivré de toute appréhension ?

ROGER.

Pas complètement. J’ai opposé à votre oncle l’objection financière qui lui a paru suffisante. J’aurais perdu mon temps à lui en servir d’autres bien plus graves.

HORTENSE.

Dites-les-moi... ou plutôt non !... Je veux vous révéler un secret devant lequel s’évanouiront vos scrupules... J’ai écrit un livre... En le lisant, vous comprendrez que je suis digne de porter votre nom... Le titre est une formule saisissante empruntée à une de vos leçons : La Création sensuelle.

ROGER.

Loin de les dissiper, vous justifiez mes craintes... Qu’arriverait-il si vos idées sur ce point fondamental se séparaient des miennes ?

HORTENSE, éclatant de rire.

Rien de fâcheux !... Ma littérature n’a qu’un but, vous conquérir... Si elle vous déplaît, j’en ferai des papillotes.

ROGER.

L’amour a pénétré dans l’âme humaine sur les ailes de la pensée, nous n’existons que par elle, notre devoir est au besoin de mourir pour elle, et vous parlez d’en faire des papillotes !

HORTENSE, souriant.

Histoire de dire que je suis prête à subordonner mes idées aux vôtres !

ROGER.

Non, ne dites pas que la beauté du rêve qui habite au fond de vos yeux n’est qu’un mirage destiné à me tromper !... ou alors votre divinité s’écroule et, devant vos traits que n’illumine plus l’idéal, mon amour se désole !

HORTENSE.

Je plaisantais, vous voyez bien !... D’ailleurs mon livre s’inspire de vos doctrines... Au lieu de se contrarier, nos esprits se prêteront un mutuel appui...

ROGER.

Danger tout aussi grand que s’ils se combattaient. Mon amour a tous les caractères d’un phénomène de possession... Mon imagination n’est occupée que de vous... Vous êtes installée au plus profond de mon âme... Je ne suis plus complètement chez moi dans mon for intérieur... N’ai-je pas à craindre qu’à l’avenir mes opérations intellectuelles ne soient influencées par une intruse chérie ?... Ma philosophie cesserait d’être l’émanation exclusive de mon esprit... Un souffle étranger ternirait le miroir de mon intelligence pendant que j’essaierais d’y fixer l’image du monde. J’offrirais à mon époque une doctrine faussée... Ma dignité de penseur est en jeu !

HORTENSE, riant.

Si vous ne voulez ni d’une femme qui soit contre, ni d’une femme qui soit pour vos idées, vous vous condamnez à mourir célibataire... Fi ! le vilain métier que celui de penseur !

ROGER.

Ne riez pas !... Voyez, ma confiance en votre jugement est si grande que je n’hésite pas à vous mettre au courant de mes angoisses.

HORTENSE.

Eh bien ! je vous conseille d’obéir au sentiment que vous prétendez avoir pour moi sans regarder aux conséquences. Accordez-moi le pouvoir de vous entraîner à une folie !

ROGER, avec fermeté.

Une heure avant sa mort, ma mère, qui était très pieuse, m’a supplié d’interrompre la publication de mon ouvrage : Les Causes du hasard, qu’elle estimait contraire à la foi. J’ai refusé, le cœur brisé... Celui qui dit non à sa mère agonisante ne se rend pas aux agaceries d’une charmante enfant.

HORTENSE.

Voilà donc le secret de vos craintes ! Vous me regardez comme une enfant !... Oh ! que vous avez raison... Et tenez... je le suis dix fois plus que vous ne pensez...

ROGER.

Ne donnez pas à un terme familier plus d’importance que...

HORTENSE.

Si ! Si ! une enfant !... Et moi qui me prenais au sérieux... qui me glorifiais d’être supérieure aux vulgaires contingences !...

ROGER.

Voyons... Qu’est-ce qui vous déroute ? Qu’y a-t-il ?

HORTENSE.

Il y a que je ne suis plus la même. Ce château, ce parc, cette fortune qui me tombe du ciel... Ma tour d’ivoire s’écroule et je m’ébats dans un paradis terrestre... Jamais je n’avais été vivante avec une intensité pareille... Tout m’enchante... Je me sens humiliée d’être heureuse pour des raisons si matérielles... Jusqu’à ce monsieur... Ah ! j’oublie toujours le nom !... Le jeune homme qui causait avec moi... Ce baron de Piolet...

ROGER.

Oui.

HORTENSE.

Il en a une santé !... À peine avions-nous échangé trois phrases qu’il me comparaît à une pouliche... jolie, par exemple !

ROGER.

Grossier personnage !

HORTENSE.

Ne vous frappez pas pour si peu... Vous en entendrez bien d’autres...

ROGER.

Je lui tournerai le dos.

HORTENSE.

Moi, je lui ai souri...

ROGER.

Qu’est-ce qui vous plaît en lui ?...

HORTENSE.

Il est beau garçon...

ROGER, très scandalisé.

Hortense !...

HORTENSE.

J’analyse mon état avec la loyauté scientifique dont vous m’avez donné l’exemple. D’ailleurs, vous déclariez que le problème des sexes ne se résout pas avec des fleurs de rhétorique !

ROGER.

Votre indulgence pour ce butor ne relève en rien, j’aime à le croire, du problème des sexes.

HORTENSE.

Dans votre intérêt même, je soutiens qu’il se rattache directement à lui.

ROGER.

Mon intérêt !

HORTENSE.

Selon votre doctrine, l’amour n’a rien de commun avec l’attirance physique et mon amour seul vous importe, n’est-ce pas ?...

ROGER.

Permettez... Parallèlement à l’amour, l’attirance physique...

HORTENSE.

S’il m’arrivait de la ressentir pour cet hurluberlu, je la supporterais avec résignation comme une fluxion ou un grain d’orge.

ROGER.

En la comparant à une difformité physique, vous la placez au rang des infirmités morales.

HORTENSE.

Seriez-vous jaloux ?...

ROGER.

Certes non !... Ce personnage vous amuse parce qu’il fait partie d’un ensemble qui vous enchante. Ce château, ce parc, ces fleurs, ces pelouses, ces eaux, ces ombrages, et le baron de Piolet, tout cela marche de pair dans votre bienveillance. Le beau domaine rend sympathique le fantoche qu’on y rencontre, et je serais jaloux !...

HORTENSE.

Admettons que le beau domaine soit le vrai séducteur... Que dites-vous de cette vague de matérialisme qui brusquement submerge une spiritualité robuste comme la mienne ?... Qu’un simple caprice de la fortune me fasse évoluer avec une rapidité foudroyante vers on ne sait quel inconnu, n’est-ce pas déconcertant ?

ROGER.

Effrayant même !

HORTENSE, plaintive.

Dans ma pauvre petite âme, tout est mystère... Je vous l’ouvre avec tant d’abandon, et vous vous en détournez !

ROGER.

Moi, me détourner quand vous me demandez de compatir à votre peine ?... Oui, confiez-moi votre chère petite âme pour que j’en fasse le joyau le plus rare de l’humanité.

HORTENSE.

Oh ! que je suis heureuse !... Maître chéri, ce matin même, il faut demander ma main à l’oncle.

ROGER, hésitant.

Ce matin !

HORTENSE.

Il consentira, c’est convenu !

ROGER.

Ainsi vous disposiez de moi pendant que je cherchais à étouffer un amour sans espoir ?

HORTENSE.

Sachez gré à mon oncle de vous avoir très adroitement fait bavarder... C’était pour votre bien... Comment un penseur parviendrait-il à la félicité si on ne la lui mettait pas de force entre les mains ?

 

 

Scène XV

 

HORTENSE, ROGER, PAUL

 

HORTENSE.

Parrain, nous sommes dans le ravissement. J’ai tout arrangé...

ROGER.

Et bien facilement, allez !...

HORTENSE, riant.

Est-il permis de mentir à ce point !... Si vous saviez le mal que j’ai eu à vaincre les fantômes qu’il m’opposait... Il est d’un égoïsme !

PAUL.

Je l’ai jugé depuis longtemps !... Mais bah ! tous les hommes sont égoïstes. Il faut tenir pour dévoués ceux dont l’égoïsme porte des fruits, et il est de ceux-là... Enfin, mes enfants, je vous félicite... J’ai préparé ce qui arrive et, depuis que vous m’aviez fait vos confidences, je prévoyais ce dénouement, mais pas avant huit jours...

HORTENSE, riant.

Pas avant le jugement dernier, si je ne m’en étais pas mêlée !

PAUL, avec une nuance de regret.

C’est égal, vous êtes joliment pressés pour des sages !

 

 

ACTE II

 

Terrasse devant l’habitation de Sautereau. À gauche et au fond, la scène est limitée par une portion de la façade ; au fond, se trouve le perron qui conduit au salon dans lequel s’est passé le premier acte. À droite, le regard, franchissant une balustrade de pierre, embrasse toute l’étendue du parc, que l’on domine de très haut. Pour descendre dans ce parc, il y a un escalier qui coupe la balustrade au niveau du perron.

 

 

Scène première

 

PAUL, ROGER

 

Assis auprès d’une table autour de laquelle sont groupés des chaises et des bancs de jardin, Paul et Roger achèvent de prendre leur café en fumant. On entrevoit parfois les femmes restées au salon, lorsqu’elles s’approchent des portes-fenêtres ouvrant sur le perron.

PAUL, poursuivant une conversation.

Je le maintiens, vous étiez soucieux pendant le déjeuner... Hortense, de son côté, n’était pas gaie... Il y avait tout au plus quatre heures que vous étiez fiancés et vous aviez des mines de gens qui songent au divorce. Si quelque chose vous préoccupe, dites-le...

ROGER.

C’est la dot !... L’énorme dot que vous promettez à Hortense... La perspective de me transformer en gros capitaliste me tracasse...

PAUL.

Ah ! mais, vous êtes un gaillard difficile à satisfaire... La nièce est pauvre, vous lui tournez le dos... La voilà riche, vous grognez.

ROGER.

Je réfléchis que la gestion d’une grosse fortune peut, autant que la misère, entraver le fonctionnement de l’esprit.

PAUL.

Il y a du vrai là-dedans. Pour que les millions restent prospères, il faut savoir les soigner. Être un bon riche, – je décore de ce titre celui dont l’avait est en progression constante, – être un bon riche, c’est exercer une véritable profession...

ROGER.

J’en ai déjà une qui m’est infiniment chère !... Je n’en demande pas deux !... Mon temps !... Mon temps si précieux que je perdrai à vérifier des comptes, à diriger un personnel, à consulter des avocats, des banquiers, des agents de change !... Ah ! cette fortune !... Une honnête médiocrité m’allait bien mieux !

PAUL, riant.

Que n’entrez-vous chez les Bénédictins ?... Rien dans les poches, le pain quotidien, un pupitre dans une spacieuse bibliothèque... C’est de tout repos !

ROGER.

Vous avez beau rire... Avouez que j’ai raison de m’inquiéter !

PAUL.

Mais, sapristi ! votre femme sera là !... Je me suis appliqué à la rendre économe. Elle vous suppléera...

ROGER.

L’en croyez-vous capable ?

PAUL, réfléchissant tout haut.

Son père était un prodigue... elle tient plutôt de sa mère, ma digne sœur... Elle doit avoir nos vertus de famille.

ROGER, soupirant.

Espérons que, secouru par elle, je pourrai ne rien changer à ma studieuse existence.

PAUL, riant.

N’y rien changer serait fâcheux ! Vous ne vous figurez pas quel magnifique champ d’observation m’a été ouvert dès l’instant où j’ai eu mille francs à dépenser par jour... C’était à qui se pendrait aux basques de mon habit pour m’offrir l’occasion d’étudier ses ridicules et ses vices... L’école du pauvre est rude et monotone, celle du riche est rude aussi, mais variée... Vous conviendrez qu’entre l’humble spectateur qui, du haut du paradis, contemple le chignon de l’« étoile » et le nabab qui achèvera la nuit sous les mêmes draps qu’elle, l’avantage est en faveur du nabab.

ROGER.

Non ! L’humble spectateur qui rêve toute la nuit au chef-d’œuvre qu’il vient d’entendre est mieux partagé que celui qui achète à prix d’or l’avilissement d’une artiste.

PAUL.

Vous décrétez que le nabab est un mufle et le spectateur un esprit délicat. Moi, je les suppose également cultivés et je prétends que le riche, après avoir goûté des sensations qui ne sont pas à dédaigner, rêvera d’autant mieux aux beautés d’Hamlet qu’il dormira dans le lit d’Ophélie. Je vois que vous n’êtes pas convaincu et, dans l’intérêt de ma nièce, je vous en sais gré. Soyez seulement persuadé qu’après vous être nourri des pensées refroidies qui remplissent les livres, vous ferez bien de tourner votre appétit du côté de la pensée vivante. L’esprit humain est carnassier. Se repaître exclusivement de proies mortes ne lui va pas. Pendant les derniers mots, Hortense descend les marches du perron et rejoint les deux hommes.

 

 

Scène II

 

PAUL, ROGER, HORTENSE

 

HORTENSE, montrant à Paul un album qu’elle tient à la main.

Je viens de dénicher cet album qui m’intrigue beaucoup. Il ne renferme que des photographies de femmes, surtout d’actrices, et, ce qui est singulier, c’est que toutes portent des dédicaces.

Feuilletant l’album et lisant.

À mon cher Sautereau. À l’ami Paul. À mon frère spirituel. Au généreux camarade. Et ceci, que je retiens : À ma Providence masculine !... Avec les signatures et les dates !

PAUL, d’un ton détaché.

Oui, rien que des souvenirs.

HORTENSE.

Il y a, sur la table du salon, plusieurs autres albums qui, ceux-là, ne contiennent que des portraits non signés. Pourquoi mettez-vous ensemble tous ceux qui le sont ?

PAUL, embarrassé.

J’ai la manie du classement.

HORTENSE, riant.

M’autorisez-vous à dire ce que je devine ?...

PAUL.

À la rigueur...

HORTENSE.

Est-ce que cet album ne serait pas un musée ?... Celui de vos conquêtes ?... On conserve aux Invalides les drapeaux pris à l’ennemi. Voici vos Invalides !

PAUL.

Ah ! sapristi !... Tu n’as pas trouvé cela toute seule !... On t’a aidée ?...

HORTENSE.

Aidée n’est pas le mot... J’écoute... Je fais mon profit du moindre renseignement. Enfin, reconnaissez-vous que j’ai deviné ?

PAUL.

Ma foi, oui !... Je contemple sur ces pages tout ce qui reste de mes victoires.

HORTENSE.

À présent que j’ai vérifié la sûreté de mon flair, je retourne au salon. La brune, la blonde et la rousse sont avec moi d’une amabilité renversante et me réclament.

ROGER, à Paul, en enlevant l’album des mains d’Hortense.

Me permettez-vous d’examiner ce document ?

PAUL.

À votre aise ! Hortense s’en va, laissant Roger étudier l’album.

 

 

Scène III

 

PAUL, ROGER

 

ROGER.

Ainsi, chaque portrait évoque une ancienne liaison ?

PAUL.

Liaison, acquisition, aventure... C’est mêlé.

ROGER, rêveur.

Il y en a beaucoup !

PAUL, avec la décision d’un statisticien consommé.

Le nombre de ces images réparti entre les jours que j’ai vécus n’a rien d’exorbitant.

ROGER, mettant un portrait sous les yeux de Paul.

Tiens !... Tiens !... Tiens !... Le portrait d’une de vos invitées : la dame rousse.

Lisant.

Souvenir du 2 juin 1895... et la signature : Mathilde Dumilet. Une amie de 1895 !... Quinze ans de fidélité !... Je ne vous en aurais pas cru capable !

PAUL.

Ne parlons pas de fidélité. Nous avons été amants pendant trois mois à peine... Elle vient ici par amitié.

ROGER, poursuivant son examen de page en page.

Je cherche en vain les portraits des deux autres dames.

PAUL.

Elles ne figurent pas dans cet album...

ROGER, riant.

Inclinons-nous devant ces chastes créatures qui, par extraordinaire, n’ont pas été vos maîtresses !

PAUL.

Elles ont bien failli le devenir... Puisque vous épousez ma nièce, je puis bien vous livrer les secrets du foyer... Vous avez remarqué la duchesse de Maurevers, qui, à déjeuner, était à ma droite ?

ROGER.

Ah ! oui... La blonde ?

PAUL.

Il y a sept ou huit ans, j’ai beaucoup tourné autour d’elle et j’ai fini par lui arracher un consentement. Restait à en profiter... Or, le duc, son mari, se soumettait au supplice de dîner en tête à tête avec sa femme sous les regards de dix larbins, en culotte de satin et bas blancs... La duchesse trônait au milieu d’un fourmillement de caméristes, lingères, laquais, qui la gardaient à vue. Elle avait pas mal de tempérament, la chère âme, et, lorsque par hasard, nous avions deux minutes de solitude, elle n’était pas avare de caresses ; mais toujours une porte s’ouvrait au moment où l’heureux dénouement allait devenir inévitable. À moins de scandaliser ses gens, elle ne pouvait sortir qu’en pompeux équipage. Lui prenait-il fantaisie de se dégourdir les jambes, un valet lui emboîtait le pas, comme il était d’usage en ces temps reculés, et, sans le savoir, la poursuivait d’une surveillance intolérable. De guerre lasse, j’ai fini par l’abandonner, prisonnière de son luxe, esclave de ses vanités. Lorsque son mari est mort, ayant mangé le plus clair de son bien, elle était déjà décatie, telle que vous la voyez.

Avec une muflerie naïve.

Il n’y a rien eu.

ROGER.

Rien non plus avec la brune, un peu fanée, qui, à table, était ma voisine ?...

PAUL.

La baronne de Réveil ?... Celle-là, il y a une douzaine d’années, alors que je ne lui demandais rien, s’est, dans un beau mouvement de passion, carrément offerte. Avant de m’en emparer, j’avais quelques dispositions à prendre et le premier rendez-vous a été remis à huitaine. Dans l’intervalle, J’ai reçu d’elle un billet qui me suppliait d’envoyer dix mille francs d’urgence. Cela ne m’a pas plu... j’ai envoyé l’argent et manqué le rendez-vous.

ROGER.

Vous restez pourtant l’ami de cette personne qui vous a blessé.

PAUL.

Je ne marque guère les coups que je reçois.

ROGER.

Ne serait-ce pas un signe de mépris ?

PAUL.

De force aussi. En passant, une remarque amusante : Mathilde Dumilet, celle des trois dames qui a été mienne, eh bien, je la revois toujours avec plus de plaisir que les deux autres. Il n’y a pas à dire, la possession établit un lien qui ne se brise pas facilement et que la simple amitié ne saurait créer. Lorsqu’on ouvrira mon testament, on lira que je laisse à Mathilde un Corot estimé deux cent mille francs. Rien pour la duchesse, rien pour la baronne. Ce sera une cruelle déception !... Elles viennent d’en avoir un avant-goût en apprenant qu’Hortense était ma nièce... Avez-vous observé leurs figures lorsque j’ai énoncé le degré de parenté ?

ROGER.

Elles sont cependant très aimables pour Hortense.

PAUL, riant.

En effet. C’est une journée de dupes, et il n’y paraît pas !

Pendant que s’achevait la conversation des deux hommes, les femmes sont peu à peu sorties du salon pour se grouper sur le perron autour d’Hortense, à laquelle Mathilde dit la bonne aventure.

 

 

Scène IV

 

PAUL, ROGER, HORTENSE, MATHILDE, CLAIRE, ANDRÉE, ROSALIE

 

HORTENSE, du haut du perron, s’adressant à Paul, tandis que Mathilde lui tient encore la main.

Saviez-vous que madame Dumilet est une chiromancienne de premier ordre ? Elle découvre, en examinant ma main, des choses épatantes, connues de moi seule.

PAUL, ironiquement.

À moi aussi, elle a révélé des particularités vraiment intimes.

HORTENSE, descendant le perron et rejoignant Paul.

Oh ! dites-les !...

PAUL.

Le creux de ma main annonce, paraît-il, que j’ai l’intention d’épouser une amie de mon jeune temps !

Andrée, Claire et Rosalie viennent prendre part à l’entretien.

ANDRÉE, à Paul.

Vous avez tort de ne pas la prendre au sérieux. Ma main lui a révélé que j’ai passé à côté du bonheur... Ce n’est, hélas ! que trop vrai !

CLAIRE.

Elle m’a dit, à moi, que, moins j’aurai de domestiques, mieux je serai servie.

PAUL, riant.

Tout cela dénote une clairvoyance effroyable !

HORTENSE, à Mathilde.

Vous avez laissé mon avenir en suspens... Nous en étions à mon mariage...

Offrant sa main à l’inspection de Mathilde et, de son air le plus innocent.

Qui épouserai-je... Un militaire ?...Un banquier ?... Un poète ?...

MATHILDE, étudiant la paume qui lui est soumise.

Un garçon très riche, très occupé... je ne distingue pas bien à quoi...

HORTENSE.

Est-ce à des travaux de l’esprit ?

MATHILDE.

Non... Il n’est certainement pas un penseur...

HORTENSE.

Alors, un homme d’action ?

MATHILDE.

Plutôt. Je le vois doué d’une grande vigueur physique...

ROGER, à Hortense.

Ce n’est pas ce que vous espériez ?

HORTENSE.

Il faudrait d’abord s’entendre !...

Après réflexion.

Quels sont ici-bas les hommes les plus importants, ceux de pensée ou ceux d’action ?

ROGER, suffoqué.

Oh !... Vous en êtes là ?...

HORTENSE.

Nous nous amusons...

ROGER, d’un ton de reproche.

Ainsi l’idée de subordonner l’homme de pensée à l’homme d’action vous paraît plaisante ?

HORTENSE.

La question se pose, alors je cherche.

ROGER.

Les grands législateurs, les apôtres, les écrivains, les philosophes ont un prestige incontestable et sont des penseurs.

HORTENSE.

Oui, mais les conquérants... Alexandre, César, Napoléon, ils empochent l’univers et sont gens d’attaque... Parrain, votre avis ?...

PAUL.

Tu connais Toby, mon bouledogue ?... Il a la queue coupée court et, lorsqu’il veut la mordre, je ris en le voyant tourner en rond, son petit trognon de queue à trois centimètres de son nez camus... Îl tourne, tourne, tourne. Est-ce la queue qui précède la tête, ou la tête qui précède la queue ? On ne saura jamais... Ce problème est frère du tien.

ROGER, plein d’ardeur démonstrative.

La tête conclut à la présence d’une puce et veut s’emparer d’elle... Donc, elle inaugure le mouvement.

PAUL, riant.

Si la queue n’avait pas été piquée, le chien n’aurait pas bougé... Donc la queue a commencé.

Les femmes n’écoutent plus. Mathilde, penchée sur la main d’Hortense, rend de nouveaux oracles qui les font rire et discuter. Rosalie, plus sérieuse, s’attache à la conversation des hommes. Paul, montrant le groupe féminin.

Ne prenez pas la peine de me réfuter, je ne luttais que pour la forme... Hein, j’avais bien jugé, pendant le déjeuner, qu’Hortense manquait d’entrain... Fiancée depuis ce matin à un penseur, elle en est à ergoter sur les mérites des penseurs... Si cela vous satisfait !

ROGER.

J’ai témoigné un certain mécontentement... Vous avez entendu ?...

ROSALIE.

Hortense est surtout très fière d’avoir conquis monsieur. Comme le rôle d’une jeune fille est plutôt d’être conquise, il faudrait peut-être la ramener, je ne sais comment, à son emploi.

PAUL, à Roger.

Écoutez-la... En pareille matière, les conseils d’une femme sont précieux.

ROSALIE.

Surtout ne la laissez pas réfléchir... Occupez-la...

ROGER.

Je n’y manquerai pas... Attendons qu’elle soit seule et vous verrez !

HORTENSE, montrant au loin, dans le parc, un personnage invisible pour les spectateurs.

Quel est cet homme qui se dirige vers nous ?

MATHILDE.

Le facteur, je le reconnais !

PAUL.

Mais non !... C’est le jeune Hubert de Piolet.

ANDRÉE.

Ce matin, il nous a dit bonjour dans le parc... Deux visites en une journée !...

PAUL, à Hortense.

Il revient probablement pour la même affaire... Voilà de l’ouvrage pour toi...

S’adressant au reste de la compagnie.

J’ai l’honneur de vous annoncer qu’Hortense me remplacera désormais à la direction de mes biens-fonds.

ANDRÉE, scandalisée.

Comment, elle débat vos intérêts avec ce jeune homme ?

PAUL.

Qui lui apprendra l’art d’arpenter un champ. Excellent exercice pour les demoiselles portées à mettre en doute la réalité du sol que nous foulons.

On examine à présent le visiteur encore invisible de la salle.

MATHILDE.

Quelles enjambées !... Ce sont elles qui me l’ont fait prendre pour le facteur.

CLAIRE.

L’erreur n’est pas grande. C’est toujours un rural. Puisque ce garçon doit vous parler d’affaires, je disparais... Nous nous reverrons à l’heure du thé.

MATHILDE.

Je vous accompagne.

ANDRÉE.

Moi aussi.

ROSALIE.

Et je ferme la marche !

Claire, Mathilde, Andrée, Rosalie retournent au château.

 

 

Scène V

 

PAUL, ROGER, HORTENSE, puis HUBERT

 

HORTENSE, riant.

Il doit être flatté de l’empressement qu’on met à le recevoir !

HUBERT, survenant.

Je suis confus de déranger ces dames, car, il n’y a pas d’erreur, c’est moi qui les fais filer...

HORTENSE.

Elles sont d’une discrétion remarquable et craignent de troubler nos négociations.

HUBERT, avec un bon rire.

En m’apercevant de loin, vous avez dit : « Encore ce raseur avec ses bornes !... » et prudemment elles ont déménagé.

HORTENSE.

Mon parrain a émis l’opinion que l’affaire dont il a été question ce matin vous ramenait... S’il s’est trompé, si vous nous faites une visite d’ami, nous en serons tous charmés.

HUBERT.

Je suis désolé... Ma visite a un but utile...

PAUL.

Alors, je n’ai plus qu’à m’en aller.

Son regard allant de Hubert à Roger.

Mais il faut d’abord, messieurs, que je vous présente...

HORTENSE.

C’est fait par moi, parrain !

PAUL, à Hubert.

Naturellement, vous êtes au courant des travaux de Parmelins ?

HUBERT, avec une candeur d’enfant.

À ce que m’a dit mademoiselle, il donne des leçons de philosophie.

HORTENSE, très vexée.

Il faut que je me sois bien mal exprimée... M. Parmelins est chargé d’un cours... Ce n’est pas du tout la même chose !

PAUL, miséricordieux pour l’ignorance d’Hubert.

Parmelins est un de nos grands hommes... On s’étouffe pour l’entendre parler... Ainsi, l’hiver dernier, devant un auditoire des plus élégants, il a développé la réponse à cette question : « Pourquoi aime-t-on ? »

HUBERT, éclatant de rire.

Ah ! Ah ! Très drôle !... Une vieille connaissance !...

PAUL.

Qui cela ?

HUBERT.

Cette question...

HORTENSE, un peu gênée.

J’étais en train de la lui poser comme de moi lorsque Parmelins est entré... Alors, assez sottement, je l’ai empêché de répondre.

PAUL, ravi de jouer un bon tour.

Eh bien ! qu’il réponde, maintenant...

HORTENSE, à Hubert.

Vous n’y êtes pas forcé, si vous n’avez pas d’opinion...

HUBERT.

Mais j’en ai une !... Je suis propriétaire d’un haras...

PAUL.

Bien tapé, bravo !

ROGER.

Quel rapport ?...

HORTENSE, sévèrement à Hubert.

Enfin, pourquoi aime-t-on ?

HUBERT, avec simplicité.

Pour avoir des enfants.

ROGER, avec une affabilité méprisante.

Mes compliments, monsieur ! Vous résolvez en une seconde le problème que j’ai mis des mois à élucider...

HUBERT.

Je n’ai qu’a ouvrir les yeux sur les êtres au milieu desquels je vis pour être certain de n’avoir pas tort.

ROGER.

Cette façon de regarder partout, excepté en vous-même, prouve que vous n’êtes pas philosophe.

HUBERT.

Non, je suis éleveur... Un métier qui fournit, au moins autant que le vôtre, l’occasion d’observer l’amour.

ROGER.

Chez des quadrupèdes.

HUBERT.

Si vous en êtes au nombre des pattes !... Mais non... devant mademoiselle...

HORTENSE, riant.

Moi !... J’ai suivi un cours de physiologie et pourrais réciter mot à mot tout ce qui vous reste à dire.

PAUL, avec condescendance.

Ce genre de parallèle entre l’homme et l’animal, c’est de l’observation facile...

HORTENSE, consolatrice.

Mais, il est juste de le reconnaître, d’une exactitude déconcertante. Vous voyez, on vous donne raison, mais dans un champ restreint... Il existe une région des idées, aux horizons infinis, que vous n’avez pas explorée.

HUBERT.

Qu’on m’y introduise, j’en serai ravi !

À Roger.

C’est cela, tenez !... Je vous le demande à mon tour : pourquoi aime-t-on ?...

ROGER, d’abord interloqué, mais se ressaisissant bien vite pour se mettre à professer suivant son habitude.

En guise d’exorde à ma première leçon, j’ai posé la même question en me figurant que j’avais devant moi la glorieuse phalange des profonds esprits qui ont marqué dans l’histoire de la philosophie. Je m’adressais à Démocrite, Héraclite, Pythagore, Socrate, Platon, Aristote... Je les invitais à m’éclairer, je les interrogeais l’un après l’autre...

HUBERT.

Après avoir consulté les grands génies, vos ancêtres, avez-vous fini par exposer votre doctrine, à vous ?

ROGER.

Pas encore !...

HORTENSE.

Le maître a répondu en dernier lieu au nom de Pascal... Nous en sommes à Spinoza...

HUBERT.

Mais votre tour viendra !... Que répondrez-vous ?

ROGER, ironiquement.

Inutile de me pousser l’épée dans les reins pour que je condense en une courte phrase un monde de pensées... C’est exiger l’impossible... Songez que le développement complet de mon sujet prendra cinquante leçons d’une heure et demie chacune et qu’il faudra n’en pas perdre une syllabe pour être en état de conclure avec moi !

PAUL, aimablement ironique, à Hubert.

Vous feriez peut-être mieux d’entretenir Hortense de vos bornes.

HUBERT, s’associant de bon cœur à la raillerie de Paul.

Je le crois aussi...

PAUL.

Venez-vous, Parmelins ?... Laissons-les régler l’incident de frontières...

Serrant la main à Hubert.

On se reverra ?... Vous resterez pour le thé, n’est-ce pas ?

HUBERT.

Avec plaisir.

Paul et Roger rentrent dans le château.

 

 

Scène VI

 

HORTENSE, HUBERT

 

HUBERT, pensif, les regardant s’éloigner.

Cinquante leçons d’une heure et demie chacune, cela fait soixante-quinze heures... sans même avoir conclu... C’est beaucoup !

HORTENSE.

Jugez par là si notre admiration pour le professeur est exagérée...

HUBERT, riant.

Un philosophe s’estime donc au ruban de phrases qu’il débite à l’heure, comme une auto par son nombre de kilomètres ?

HORTENSE.

Oui... j’ai dit une sottise.

HUBERT.

Pardon !... J’étais distrait... La tentation de me moquer du grand homme m’a fait parler trop vite !

HORTENSE.

Pourquoi cette malveillance à l’égard de Parmelins ?... Il a été avec vous d’une patience angélique... Songez à sa haute situation, aux égards qui l’entourent... Vous l’avez bousculé... poussé, il s’en est plaint, l’épée dans les reins.

HUBERT.

Et moi, n’ai-je pas été patient ?... Il m’a dit, en face, que je n’étais pas philosophe !

HORTENSE.

Vous avez constaté qu’il n’était pas éleveur !

HUBERT, s’esclaffant.

Oh ! la ! la ! Voyez-vous Parmelins faisant téter un veau !

HORTENSE, riant de bon cœur.

Tandis que je vous vois très bien, vous !

HUBERT, piqué.

Ah ! ça, il ne faudrait pas non plus me prendre pour un simple vacher !... Tout à l’heure, lorsque j’ai avancé que les idées d’un éleveur sur l’amour ne sont pas à dédaigner, on m’a tourné en ridicule, vous la première, mademoiselle, qui m’avez consolé avec une bonté un peu méprisante. Apprenez que, même à l’écurie, l’amour ne se présente pas uniquement comme un acte physique. Entre animaux naissent les affections les plus pures... J’ai eu deux chevaux qui avaient appartenu à mon père... Ils trainaient depuis vingt ans la même charrette, mangeaient au même râtelier. Ils ne s’étaient jamais quittés. L’un d’eux est mort d’un coup de sang, l’autre a refusé toute nourriture et s’est laissé crever de faim.

HORTENSE.

Il n’a pas pu survivre à une habitude.

HUBERT.

Habitude ou non, ces deux bêtes s’aimaient d’une façon plus touchante que bien des vieux époux. Bon, j’ai tort de dire cela !... Vous n’êtes que trop portée à me croire incapable de discerner l’homme de l’animal !... Et cependant personne n’est mieux à même que moi de faire la différence... Je suis un fameux dresseur de chevaux et de chiens, je chasse jour et nuit...

HORTENSE, avec une nuance de dédain.

On apprend quelque chose à la chasse ?

HUBERT, plein de son sujet.

Il m’arrive souvent d’attaquer un sanglier à dix heures du matin et d’être encore à ses trousses à cinq heures de l’après-midi. Pendant toute la journée, il a repoussé les assauts de mes braves chiens, lutté de ruse avec moi, et, à la nuit tombante, harassé, vaincu, l’oreille basse, je ‘abandonne... Pensez-vous qu’un pareil adversaire ne m’apprenne rien ?.

HORTENSE.

Je ne croyais pas les animaux rusés à ce point.

HUBERT.

Ils sont capables d’un peu de réflexion greffée sur une stupidité formidable... Tenez, ce matin même, vers quatre heures, je suis sorti, suivi d’une meute de neuf chiens... Je les avais achetés dernièrement sans les essayer et je m’en étais tout de suite repenti. Ils ne valaient pas le diable !... Aussi avais-je résolu de m’en défaire...

HORTENSE, légèrement inquiète.

De les vendre ?...

HUBERT.

Je suis trop honnête pour vendre une mauvaise marchandise. C’est pour les tuer que je les emmenais...

HORTENSE.

Les tuer... de votre main ?

HUBERT.

Oui.

HORTENSE.

C’est abominable !

HUBERT.

Moins que si je les avais livrés à un garde maladroit. Je tue raide sans faire souffrir. Il faut se méfier de la sensiblerie qui est souvent plus cruelle.que la dureté réfléchie. Donc, j’ai mené mes chiens jusqu’à un épais fourré au centre de la forêt. Là, je les ai fusillés tous l’un après l’autre... À mesure que chacun d’eux tombait, les survivants se précipitaient sur lui et le mordaient comme ils avaient l’habitude de mordre un sanglier qu’on culbute. Le coup de fusil était le signal qui transformait pour eux leur frère en gibier... Voyez-vous la stupidité !... J’al tué sept chiens sans qu’un seul des survivants marquât la moindre appréhension... J’épaulais, le doigt sur la détente, et je voyais le condamné, devant ce geste mortel, tressaillir de joie dans l’espérance d’une victime à déchirer. La mort des autres ne lui avait pas servi de leçon. Pourtant, le huitième et le neuvième chien ont témoigné un léger malaise lorsque je les ai visés... Ils n’avaient pas encore compris, car ils ne fuyaient pas, mais ils reculaient devant le canon braqué sur eux et ils ne remuaient plus la queue avec une allègre impatience.

HORTENSE.

Vous m’indignez !

HUBERT, ironiquement.

Et qu’un bonhomme à lunettes vous raconte qu’il a massacré les neuf mêmes bêtes dans un laboratoire, avec d’odieux raffinements de torture, vous pousserez des cris d’admiration !

HORTENSE.

Dans l’intérêt de la science...

HUBERT..

Elle doit cependant quelque chose aux gens de mon espèce qui ont le goût d’observer... Est-il indispensable que ce soit dans un laboratoire ? Vous avez haussé les épaules devant mon incompétence, et, si je prouve que j’ai des occasions de m’instruire, vous vous indignez !...

HORTENSE.

Vous racontez cela d’un ton si léger !

HUBERT.

Je tue beaucoup d’animaux... des animaux plus gros que l’homme, des cerfs, des sangliers, dont les corps s’aplatissent dans des flaques de sang et qui agonisent longtemps... Je suis habitué à voir leurs yeux remplis de fureur cesser de guetter mes mouvements et prendre tout à coup le miroitement bleu de l’acier poli... Et, c’est plus fort que moi, alors je pense à l’âme !... exactement comme j’y pense lorsque j’assiste à la mort d’un homme. À la campagne, on se connait, on va chez son voisin dès qu’il est en danger, et, si cela tourne mal, on est la... Il y a quelques jours, j’ai vu mourir la femme d’un de mes ouvriers... Six petits enfants autour de son lit, et le mari qui sanglotait... Elle avait sa connaissance... Je regardais dans ses yeux au fond desquels l’angoisse et la tendresse semblaient vouloir s’élancer vers ses mioches... Et, pendant que je me demandais : « Ce que je vois, est-ce une âme ?... » les yeux si aimants étaient devenus des boutons de métal poli...

HORTENSE, les larmes aux yeux.

Et vous en concluez que cette pauvre mère n’avait pas plus d’Ame que vos cerfs et vos sangliers ?

HUBERT.

Je vois naître et mourir bêtes et gens. Je sais que, pendant le milieu de la vie, nous nous élevons infiniment au-dessus de l’animal, mais nous partons de lui et nous le rejoignons à la fin. Il possède, dans une mesure à peine perceptible, la faculté de comparer, de raisonner... Cela suffit pour le ranger à notre bord. S’il est vrai que la matière ne peut exécuter aucune opération spirituelle et que ce soit le privilège exclusif des âmes, je suis obligé de reconnaître que les animaux ont une ébauche de nos âmes.

HORTENSE, intéressée et souriante.

Voilà, dans la bouche d’un rural, une proposition terriblement subversive ! Vous ne vous doutez pas, apprenti philosophe, qu’elle conduit directement au matérialisme... Comment vous arrangez-vous avec votre curé ?...

HUBERT.

Il n’a pas de meilleur paroissien que moi... Je vais le dimanche à la messe et fais exactement mes Pâques... Par exemple, en revenant du service militaire, j’ai traversé une crise... Je lisais beaucoup de livres d’histoire naturelle. Mon métier s’en trouvait bien... Pour un esprit vivant comme le mien en étroite intimité avec la nature, la révélation d’une communauté d’origine entre tous les êtres vivants, y compris l’homme, a été foudroyante. Pendant plus d’un an, je n’ai plus mis les pieds à l’église... et puis, bon gré mal gré, j’ai dû y retourner... On a besoin d’une certitude, voyez-vous, et aucune théorie ne la donne. La Bible et l’Évangile s’imposent... On a un point d’appui... On sait d’où l’on vient, où l’on va... C’est une force énorme !... Les objections ne me gênent plus... Sur les choses d’ici-bas, je décide en pleine liberté... J’admets ce que mon expérience démontre et, si cela jure un peu avec le catéchisme, je me dis qu’une solution très simple qui conciliera tout m’apparaîtra aussitôt après la mort et donnera le dernier mot à Dieu !

HORTENSE.

Je voudrais voir la figure de Parmelins si vous lui teniez ce discours !... Il ne pourrait pas se contenir !... Vous en entendriez de belles !...

HUBERT.

Dans ce cas, je...

Sa main décrit une de ces courbes aériennes dans lesquelles les gifles prennent leur élan. Hortense attrape la main au vol et, la rendant à son propriétaire avec un gracieux sourire.

HORTENSE.

Vous répondriez gentiment que les philosophes oublient de boire et de manger, négligent leurs affections, se tuent de travail, prodiguent le génie pour échafauder des systèmes qui d’abord semblent des merveilles de logique, puis deviennent si transcendants qu’ils vont se perdre dans l’absurde... Vous, au contraire, vous partez de l’absurde pour vous installer commodément dans la vie...

HUBERT.

Auquel donnez-vous raison ?... À Parmelins ou à moi ?...

HORTENSE, souriant.

La vérité absolue ne se rencontre guère ici-bas... Vous vous passez d’elle avec l’espoir qu’elle vous accueillera dans l’autre vie... Parmelins, lui, prétend la dérober à un monde idéal vers lequel il s’élève d’un vol puissant...

HUBERT.

Vous annoncez qu’il se brisera les ailes...

HORTENSE.

Après avoir recueilli des parcelles plus précieuses que le diamant...

HUBERT.

Enfin, qui a tort ?... Lui ou moi ?...

HORTENSE, riant.

Vous avez tous deux raison, chacun dans son compartiment, et je suis même tentée de croire que, des deux, vous êtes celui qui a le plus agréablement raison. Ce doit être très bien tenu chez vous... Ordre parfait... Chaque chose à sa place... Cuisine excellente... Provisions de premier choix... enfin un intérieur à l’image du patron qui est gai, bien portant, d’une carrure vigoureuse dans ses habits comme dans sa croyance... À l’heure du thé, nous demanderons à Mme Dumilet de lire dans votre main... Oh ! j’entends d’ici ce qu’elle dira : Vous arrondirez vos terres, vous multiplierez vos bestiaux, vous accroîtrez vos rentes, et vous n’en avez plus pour longtemps à rester célibataire... Bientôt vous épouserez une jeune fille pieuse, candide, pas intellectuelle, oh ! surtout pas !... Elle aura en horreur les talons trop hauts et usera les semelles de ses chaussures exactement par le milieu, ce qui, au dire d’une cuisinière autrefois chargée de nettoyer mes bottines, dénote un parfait équilibre de corps et, par suite, une âme confortablement assise... Une jeune fille, enfin, triée sur le volet avec votre goût d’éleveur...

HUBERT, riant.

C’est-à-dire bâtie pour donner de beaux enfants ?...

HORTENSE.

C’est cela !... Vous en aurez des masses !...

HUBERT, ravi.

On pourrait voir plus étonnant !...

HORTENSE, se laissant aller à minauder un peu.

Mais je me couvre de ridicule en décrivant avec tant de minutie une demoiselle imaginaire, alors qu’elle est peut-être déjà une réalité adorée, portant au doigt votre anneau de fiançailles, pendant que vous abritez sa photo dans la poche gauche de votre veston, là, sur votre cœur !

HUBERT.

Mon cœur !... Vous avez constaté que je n’en avais pas !... Avez-vous oublié votre indignation pour l’histoire des chiens ?...

HORTENSE.

Elle s’est calmée, lorsque vous avez raconté l’agonie d’une mère de six enfants... J’ai senti combien vous aviez été secoué... Parmelins est célèbre par son éloquence, et cependant j’ai éprouvé, pendant que vous laissiez parler vos souvenirs, une espèce d’émotion nouvelle pour moi... Oui, vous avez du cœur et je serais bien étonnée que vous l’ayez laissé sans emploi...

HUBERT.

C’est pourtant la vérité, je n’ai jamais été amoureux...

HORTENSE, riant.

À votre âge !... Un homme d’action !...

HUBERT.

L’homme d’action a peut-être eu quelques aventures... Le moment des foins amène autour de moi beaucoup de jeunes femmes... La moisson, la vendange, la cueillette des fruits sont également des époques à tentations... Mais je suis beaucoup trop occupé pour m’offrir le luxe d’un roman... Dès que j’ai du temps libre, je chasse avec fureur, le soir je rentre affamé au logis, et après diner je tombe de sommeil... Si ma jeunesse n’a pas toujours été absolument chaste, il y a tout un côté de la passion que j’ignore...

HORTENSE.

Celui qui ne s’apprend pas dans les haras ?

HUBERT.

C’est cela même.

Un silence.

Vous avez lu dans mon avenir, je vous découvre mon passé... Vous me connaissez à fond... Et moi, que sais-je de vous ?...

HORTENSE, riant.

Rien, et il est juste que vous obteniez un peu mieux après m’avoir fait si généreusement les honneurs de votre psychologie... On m’a donné une éducation si soignée que, jusqu’à ce jour, je n’avais fréquenté, en fait d’hommes, que des savants voués à l’abstraction, des intellectuels dégagés de la matière, à l’exception toutefois de mon parrain, dont le caractère est très positif et qui m’apparaît cependant sous un aspect imprévu depuis que j’habite chez lui... Mais la grande révélation, c’est vous !...

HUBERT.

Oh ! mademoiselle !... Vous plaisantez !...

HORTENSE.

Il me semble que je me connais mieux depuis que je vous connais... Autour de moi, les incidents les plus ordinaires prennent du relief... Votre énergie se gagne... Je n’avais jamais eu l’occasion d’observer un être aussi pratique, et vous m’apparaissez dans le cadre qui vous convient : les bois, les champs, les fleurs... Dieu sait que j’admire l’intelligence de Parmelins... Eh bien ! ce matin, après votre départ, je me suis surprise à mettre en balance votre genre d’esprit avec le sien. La comparaison n’avait rien d’humiliant pour vous. Quels sont les hommes les plus utiles ?... Ceux dont l’intelligence embrasse tant de possibilités et accueille tant d’objections qu’ils dépensent toute une vie à noircir quelques pages qui feront époque, ou bien ceux qu’une volonté ferme pousse à l’action ?... Ils ne sont pas exigeants sur le choix de leurs idées directrices... Pourvu qu’elles conduisent au but, elles sont tenues pour excellentes... On a vu des héros, qui s’appuyaient sur des affirmations hasardées, contribuer puissamment au progrès.

HUBERT.

Je ne mérite vraiment pas que l’on me compare à ces glorieux aventuriers. L’homme qui laboure sa terre ne transforme pas l’humanité.

HORTENSE.

Que dites-vous là ?... Le pain que nous mangeons est un présent du premier laboureur... Montrez-moi ce que nous devons au premier penseur... Celui qui a fait jaillir d’un bout de bois sec la première flamme était un chasseur sauvage... Celui qui a déployé sur l’immensité des mers la première voile péchait le long des grèves... Ce n’étaient que des simples d’esprit. L’humanité leur doit tout...

HUBERT.

Je suis tout de même content d’apprendre que les humbles agriculteurs trouvent grâce à vos yeux...

HORTENSE, gracieusement.

Je leur accorde, en votre personne, toute ma sympathie.

HUBERT.

Vous me rendez follement orgueilleux !

HORTENSE, d’un ton à redoubler son orgueil.

Ne le soyez pas trop !... Je m’emballe facilement !... Il y a dans ma vie tel épisode... Si je le racontais, vous reviendriez à la raison...

HUBERT.

Essayez !...

HORTENSE.

Je suis plus avancée que vous... J’ai mon roman... Une vive inclination pour un homme de la plus haute valeur, mais absorbé par la méditation, au point que mon sentiment lui échappait complètement. Il n’avait qu’à ouvrir les yeux pour apercevoir mon trouble...

HUBERT.

Oui, on reste tout nigaud devant la personne distraite, avec un cœur gonflé comme si on allait pleurer... un cœur qui ressemble à ces gros bourgeons bourrés de toutes les richesses du printemps, qui n’attendent qu’un rayon du soleil d’avril pour éclater en fleurs.

HORTENSE, souriant.

Absolument cela !... Mais vous qui prétendez n’avoir pas encore été amoureux, comment pouvez-vous si bien peindre ce qu’on ressent lorsqu’on l’est ?

HUBERT.

Parce que, devant vous, qui ne le voyez pas, j’ai comme une délicieuse envie de pleurer...

HORTENSE, avec un sourire triste.

Allez-vous-en bien vite chercher ailleurs votre soleil d’avril, je suis sur le point de verser de vraies larmes... Mon roman, que vous ne m’avez pas laissé le temps d’achever, a bien fini... J’ai un fiancé...

Arrivent Paul et Roger.

 

 

Scène VII

 

HORTENSE, HUBERT, PAUL, ROGER

 

PAUL.

Êtes-vous enfin d’accord ?...Lequel cède à l’autre ?...

HUBERT, à Hortense.

Ah ! diable !... Il s’agit... Vous savez bien !... L’incident de frontières...

HORTENSE.

Parrain, nous avons tant bavardé... Il n’en a pas été question.

PAUL.

Comment as-tu fait pour intéresser à des balivernes cet homme qui ne s’embarque généralement pas dans des discours inutiles ?... Sapristi, dépêchez-vous !...

À Roger.

Je vous l’avais bien dit, nous avions le temps de visiter la serre à raisins... Retournons-y...

HUBERT, à Paul.

Pas la peine... Deux mots seulement.

À Hortense.

Ce matin, après vous avoir quittée, j’ai revu les plans de ma propriété et me suis convaincu que mon fermier chicane injustement votre fermière, à laquelle je suis allé dire que nous poserons de nouvelles bornes en nous conformant a ses indications.

HORTENSE.

Alors, notre réunion a la ferme n’a plus d’objet ?

HUBERT.

Aucun, tout est réglé...

HORTENSE.

Et ce n’est pas encore demain que je ferai connaissance avec la jeune fermière de mauvais renom ?

HUBERT.

Si, vous ferez précisément demain sa connaissance... Je lui ai appris qu’à l’avenir elle dépendrait de vous. Elle a été plongée dans une désolation indescriptible.

HORTENSE.

Quelle réputation m’avez-vous faite ?

HUBERT, riant.

Trop bonne !... Je vous ai dépeinte, comme je vous voyais : douée de toutes les perfections. La pauvre Angélina, qui, sous ce rapport, est mal partagée, s’est dit que vous alliez l’accabler de votre mépris et la mettre à la porte de sa ferme la première fois que ses loyers seraient en retard. Or, ils le sont. Au moment de la mort de son père, elle était encore très jeune, et sa mère s’est fortement endettée. En se crevant de travail, Angélina est déjà parvenue à s’acquitter d’une partie de sa dette... Avec le temps, elle versera le reste... Je lui ai conseillé de vous faire une visite et, pour vaincre sa timidité, je lui ai proposé d’assister à l’audience.

HORTENSE, souriant.

Ainsi, vous reviendrez demain ?...

HUBERT.

Avec Angélina Pierrot, si vous le permettez.

PAUL, ironiquement.

Vous êtes, pour cette pécheresse, d’une charité vraiment chrétienne !...

HURERT.

Que voulez-vous ?... Elle mérite une grande indulgence, parce qu’elle se conforme à la loi la plus sacrée de la création, celle qui exige que bêtes et gens fassent de la reproduction leur principale affaire.

HORTENSE, riant.

Eh bien ! je manifesterai mon respect pour cette loi, sublime à vos yeux d’éleveur, en accueillant avec bienveillance la féconde Angélina.

HUBERT.

Sa mauvaise conduite, en somme, qu’est-ce que c’est ?... Un trop plein d’activité qui déborde... Elle est née travailleuse !

PAUL, riant.

Cette considération me plaît énormément !...

HUBERT.

Ma mission est terminée, et je vous dis au revoir !

Il commence à serrer les mains.

PAUL.

On va servir le thé. Restez donc !...

HUBERT.

Impossible !... Voilà presque une journée passée loin de mon exploitation !

HORTENSE, lui donnant la main.

N’oubliez pas ce que vous avez promis à Angélina !

HUBERT, riant.

Pour qui me prenez-vous ?

Il s’en va par le parc.

 

 

Scène VIII

 

HORTENSE, PAUL, ROGER

 

Aussitôt après la séparation, Hortense se précipite à la balustrade d’où l’on domine les jardins et agite son mouchoir en signe d’adieu.

PAUL, bas à Roger.

Regardez Hortense... N’avez-vous pas l’impression qu’elle est un peu trop familière avec lui ?...

ROGER.

Je vois qu’elle exécute avec son mouchoir une innocente pantomime.

PAUL.

Le jeune homme plaît à Hortense.

ROGER.

Je le sais mieux que vous, car elle a pris la peine de m’en avertir. Comme elle s’inquiétait, je l’ai tranquillisée en lui prouvant que ce garçon lui déplairait partout ailleurs que dans le décor charmant où vous le recevez. La distinction de l’ensemble fait passer un détail vulgaire.

PAUL, riant.

Prenez garde qu’à la fin le détail ne l’emporte sur le gros.

ROGER, riant.

Hortense, s’intéresser à ce balourd !...

PAUL.

N’empêche que ce balourd vient de briller à vos dépens, quand il a déclaré qu’on aime pour avoir des enfants.

ROGER.

C’était stupide !... Je ne sais qu’une petite science, a dit Socrate, la science de l’amour !... Et, lorsqu’un génie universel affirme que la méditation sur l’amour a rempli sa vie, ce benêt règle tout en trois mots !

PAUL.

Vous avez eu l’air stupéfait de découvrir que les amoureux font des enfants, et ce benêt vous l’apprenait. Il vous a si bien rivé son clou que je n’ai pu m’empêcher d’applaudir et qu’Hortense lui a marqué un point. Les femmes, quelle que soit la couleur de leurs bas, sont furieuses quand l’homme qui leur parle oublie qu’il est un male...

Montrant Hortense accoudée à la balustrade.

La voilà qui rêve : pas à vous, soyez-en sûr !...

ROGER.

Encore moins à lui !... Elle est partie vers le pays des idées que j’ai eu l’honneur de lui révéler.

PAUL, ironiquement.

Cette fois, elle y voyage sans vous !

ROGER.

Je suis loin de voir avec plaisir qu’elle me tient à l’écart de ses réflexions, mais je sais un moyen de ramener vers moi son esprit.

Élevant la voix, à Hortense qui se retourne et s’adosse à la balustrade.

Hortense, nous avons devant nous quelques heures inoccupées... Si nous les consacrions à une lecture de la Création sensuelle ?

HORTENSE.

Oh ! je vous en prie, grâce !... Nous sommes en vacances !... Pas de pensum !...

ROGER, subitement transformé en pion.

Fi ! le vilain langage d’écolier paresseux !... Vite, allez chercher vos cahiers !...

HORTENSE.

Je ne pourrais pas en faire la lecture, à la clarté de ce ciel lumineux, sans éclater de rire !

ROGER.

Comprenez donc que je suis dévoré d’inquiétude depuis que j’ai appris que vous composiez un ouvrage... Quelle situation tragique serait la nôtre si nos deux pensées entraient en conflit... Une barrière se dresserait entre nous à l’heure même où l’amour tend à supprimer les limites qui divisent nos âmes !...

HORTENSE, riant.

Me voilà bien plantée entre M. de Piolet qui réclame des bornes et mon maître qui ne veut pas de limites !...

PAUL, montrant Roger.

Au lieu de le taquiner, fais-lui constater par un bout de lecture que ta philosophie n’est pas ennemie de la sienne.

HORTENSE.

Oh ! quant à ça, je garantis que ma philosophie n’a rien d’agressif... C’est... comment dirai-je ?... c’est... une philosophie !... Voyez-vous, le philosophe n’est qu’un romancier de très haute intelligence et d’imagination stérile... Il enchevêtre et pousse à l’infini des intrigues d’abstractions, alors que le romancier littéraire dépense beaucoup d’imagination et peu d’intelligence pour donner une apparence de vie à ses médiocres marionnettes.

PAUL, à Roger, dans l’intention de lui verser un baume lénifiant.

Ne prenez pas ce qu’elle dit pour un mauvais compliment... Son roman sans personnages me fait penser aux manœuvres sans soldats que les états-majors exécutent sous le nom de manœuvres de cadres pour s’exercer dans l’art de la guerre. Un général, fanatique de son métier, m’assurait que le soldat n’est bon qu’à entraver les opérations et qu’un grand capitaine, pour donner la pleine mesure de son talent, doit soigneusement le supprimer. Si l’opinion de ce guerrier peut être tenue pour paradoxale, puisque manœuvrer sans soldats, c’est-à-dire avec une armée anéantie, revient à supposer résolu le problème qu’il s’agit de résoudre, il me semble que cette même opinion, convenablement transposée, tourne à la gloire du penseur, qui porte d’autant plus haut ses intrigues d’abstractions qu’il ne s’essouffle pas à soutenir de vains personnages...

ROGER, ne pouvant réprimer un sourire, quoique fâché.

Vous avez pour la pensée un mépris qui vous rend presque spirituel !...

HORTENSE, embrassant Paul.

Parrain, vous êtes adorable !...

Prenant la fuite vers les jardins.

Je vais cueillir des fleurs !...

PAUL, saluant Roger, narquoisement.

Voilà !

 

 

ACTE III

 

Le décor du premier acte.

 

 

Scène première

 

HORTENSE, ROSALIE

 

Le salon est désert. On voit Hortense, un paquet de linges à la main, escalader le perron et entrer en coup de vent. Elle est à moitié décoiffée, habillée à la diable, hors d’haleine, éperdue. Rosalie, sortant de son appartement, se précipite à sa rencontre.

ROSALIE.

Je t’ai vue courir à travers la pelouse...

Lui passant la main sur le front.

Tes cheveux défaits... Cette mèche toute mouillée dans le cou... Qu’est-il arrivé ?... On t’a poursuivie ?...

HORTENSE, s’effondrant dans un fauteuil, pendant que les linges s’éparpillent à ses pieds.

Ah ! laissez-moi respirer !... Je n’en puis plus !...

ROSALIE, palpant les linges.

Eh ! mon Dieu, cela ruisselle !... Une chemise bonne à tordre !... Explique-toi, voyons !... Es-tu tombée à l’eau ?...

HORTENSE.

Tombée, non... mais j’en sors... Il fait si chaud !... Mon oncle a dit hier qu’il se baignait souvent dans le réservoir à truites, auprès de l’allée des marronniers... Il n’y a pas la moindre inconvenance à se déshabiller dans un parc clos de murs... J’ai pris un bain...

ROSALIE.

L’allée des marronniers est assez fréquentée... Si encore tu avais un costume !...

HORTENSE.

J’ai mis cette chemise...

ROSALIE.

Courte, décolletée, transparente...

HORTENSE, riant.

Le fait est que, quand elle est mouillée et plaquée sur vous, on a l’air d’un morceau de beurre dans du papier de soie !

ROSALIE.

Tu savais si bien où prendre une des miennes qui sont épaisses et longues !...

HORTENSE.

Nager les jambes dans un sac !... Pourquoi pas une pierre au cou ?...

ROSALIE.

Pour que tu rentres ainsi au galop, il faut qu’un passant t’ait surprise dans ce simple appareil ?...

HORTENSE.

Vous l’avez dit !...

ROSALIE.

Parmelins, j’en suis sûre... Il se promenait tout à l’heure sous les marronniers.

HORTENSE, avec, dans le regard, un éclair de malice.

Je l’avais bien vu... Il allait et venait, un livre à la main, d’un bout à l’autre de l’allée... J’ai guetté le moment où il tournait le dos et en ai profité pour gagner un buisson qui ombrage le réservoir et, à une certaine place, s’arrondit en creux, de manière à former un petit cabinet. Je m’y suis glissée, déshabillée, et j’ai enfilé la chemise. Justement, Parmelins s’arrêtait devant le réservoir pour considérer les truites sautant après les mouches... Puisqu’il s’intéressait aux poissons, je lui en ai servi un qui était de taille !... Plouf !... Et me voilà dans l’eau, soulevant autour de moi de bruyants geysers !... Alors, savez-vous ce que fait mon homme ?... Il se cache le nez dans son livre, en criant : « Je n’ai rien vu !... » et fiche le camp !...

ROSALIE.

C’est bien fait !...

HORTENSE.

Pourquoi ?....

ROSALIE.

Tu n’as pas obtenu ce que tu cherchais !...

HORTENSE, avec une feinte naïveté.

Moi, je cherchais quelque chose ?...

ROSALIE.

Crois-tu que je n’aie pas observé ton manège pendant la soirée d’hier ?... Parmelins ne t’a pas quittée un instant et, au lieu de l’écouter, tu le déroutais par toutes sortes de coquetteries. Pourtant, quelle conversation attachante !... Il m’a surtout ravie lorsqu’il a comparé la dialectique du philosophe à un escalier d’or dont les marches escaladeraient l’infini... Le philosophe inspiré et enthousiaste gravit les marches somptueuses jusqu’à ce que, tout à coup, il en manque une... Alors, l’effondrement qui attend tout penseur au bout de son héroïque ascension !...

HORTENSE.

Voulait-il m’attendrir ou m’épater ?...

ROSALIE.

T’attendrir, c’était visible !... Il dépeignait la déception réservée à son cerveau pour te détourner d’en infliger une à son cœur. J’avais des larmes plein les yeux...

HORTENSE.

Moi, il m’agace lorsqu’il dévide ses périodes de grand amphithéâtre pendant que, près d’ici, le baron de Piolet joue à cache-cache avec les loups, se bat contre les sangliers et massacre d’énormes cerfs.

ROSALIE.

Et, parce que ce monsieur fait, dans le voisinage, un métier de garde-chasse, tu te crois en droit de traiter Parmelins comme un jeune homme sans conséquence ?... Car je vois clair, ma petite !... Ton bain n’était qu’une nouvelle manière d’aguicher ton fiancé !...

HORTENSE.

Quand cela serait !... Suis-je coupable de laisser entrevoir à mon futur mari ce qu’aux bains de mer les femmes les plus réservées exposent devant une galerie de curieux ?... Depuis vingt-quatre heures que je lui suis promise, Parmelins n’a pas réussi à m’adresser une phrase qui m’ait réjouie. Le hasard, aidé par moi, lui en fournit l’occasion... Pan !... Il se sauve !... C’est un peu fort !...

ROSALIE.

Mais enfin, pendant qu’il décampait d’un côté, pourquoi fuyais-tu de l’autre ?...

HORTENSE.

J’étais en train de me rhabiller dans mon boudoir de verdure, lorsque je me suis sentie envahie par une pudeur inexplicable... Je regarde autour de moi... Personne !... Rien qu’un long criquet vert endormi sur une branche... Mon rayon visuel s’attarde sur lui... Que rencontre-t-il ?... Un autre regard qui émane des profondeurs du fourré, frôle le dos de la sauterelle et se croise avec le mien... J’ai rassemblé en un tour de main cette lingerie et couru tant que j’ai pu.

ROSALIE.

L’indiscret, l’as-tu reconnu ?...Qui est-ce ?...

HORTENSE.

Je n’ai pas distingué de figure... Un œil qui brillait comme un ver luisant dans le demi-jour du buisson... Voilà tout !...

ROSALIE.

Mettez-vous donc à l’aise dans un parc !... Peut-être un garde-chasse ?...

HORTENSE, fiévreusement ironique.

Si jamais je le pince, je lui garantis de l’avancement !...

ROSALIE.

J’entends qu’on marche sur la terrasse...

Regardant au dehors.

M. de Piolet !... Sauvons-nous !...

Elle rassemble les linges.

HORTENSE, allant à la porte-fenêtre.

Il vient du parc !... Oh !...

ROSALIE.

Tu crois que c’était lui ?...

HORTENSE.

Grand chasseur, habitué à traverser silencieusement le fourré... Il n’y a pas de doute !... Ah ! je vais l’arranger !...

ROSALIE.

Tu le reçois débraillée comme tu l’es ?...

HORTENSE.

Il en a bien vu d’autres !... Mais il me le paiera !...

ROSALIE.

Adieu, alors... Moi, ce genre d’exécutions...

Avec un geste d’ennui, elle sort.

 

 

Scène II

 

HUBERT, HORTENSE

 

HUBERT franchit le perron et entre. À la vue d’Hortense, sa figure s’éclaire d’un franc et joyeux sourire, tandis que la fureur contracte les traits d’Hortense.

Vous !... et toute seule !... Quelle chance !... D’abord, excusez mon empressement à...

HORTENSE, durement.

En effet, vous ne perdez pas de temps !...

HUBERT.

Vous m’avez autorisé à revenir vous voir...

HORTENSE.

Pas dans tous les costumes !...

HUBERT, avec un coup d’œil méfiant sur lui-même.

Est-ce qu’il y aurait dans ma tenue ?...

Ayant constaté un ordre parfait, il lève sur Hortense un regard plein de candeur et s’aperçoit qu’elle est un peu débraillée.

Ah ! c’est votre petit décolletage qui vous gêne !... Il faut vraiment peu de chose pour...

HORTENSE.

Ne faites donc pas l’hypocrite !... Contentez-vous d’être un espion !

HUBERT.

Moi, un espion !...

HORTENSE.

De la part d’un garde-chasse, d’un jardinier, d’un rustre quelconque, l’injure me deviendrait presque indifférente !... Mais qu’un homme pour lequel je ressentais une estime particulière s’abaisse jusqu’à me voler le mystère de ma personne, qu’il se cache dans le feuillage et assiste à mon bain...

HUBERT.

Comment, c’est cela mon crime ?... Eh bien, non !...

Riant.

Mille regrets !... Je n’ai pas assisté à votre bain !...

HORTENSE.

Alors, à ma toilette !... Je vous ai vu !... Vous étiez là, pendant que je me rhabillais au bord du réservoir...

HUBERT.

Je ne suis pas allé dans la direction du réservoir... J’en avais l’intention, mais j’ai aperçu Parmelins qui lisait sous les marronniers et, pour ne pas déranger le grand homme, j’ai fait un détour.

Angélina se glisse à pas de loup dans le salon et se trouve tout à coup en face d’Hortense. Angélina est une belle fille, resplendissante de vigueur animale, endimanchée, savonnée, aux cheveux lissés au point de former un miroir brillant.

 

 

Scène II

 

HORTENSE, HUBERT, ANGÉLINA

 

HORTENSE, surprise, à Angélina qui, intimidée, rit bêtement.

Mademoiselle... Que voulez-vous ?...

HUBERT.

C’est Angélina... Il était convenu que je vous la présenterais ce matin.

HORTENSE.

Je me souviens...

HUBERT.

Je devais la retrouver à l’entrée du parc à dix heures... Au rendez-vous, j’ai rencontré un garde qui l’avait vue passer et m’a dit qu’elle m’attendait aux environs du château...

ANGÉLINA.

Oui, auprès de l’allée ed’ marronniers. C’était vot’ chemin pour venir ici... Et pis tout à coup, en me retournant, j’vous ai vu sur l’perron... alors j’ai couru et me v’là...

Désignant Hortense.

C’est-y vraiment la demoiselle ?...

HUBERT.

Elle-même, Angélina... Remercie-la...

Honteuse et pouffant de rire, Angélina se cache la figure dans son tablier.

Allons, ne fais pas la sotte !... Dis quelque chose !...

ANGÉLINA.

J’peux pas !... Des fois qu’elle serait fâchée...

HUBERT.

Fâchée contre toi ?...Pourquoi ?...

ANGÉLINA.

Rapport à sa frayeur !... Elle a eu un si fort saisissement de me voir tout à coup près d’elle... Un lieuvre se sauve pas plus vite...

HUBERT.

Tu étais au bord du réservoir pendant que mademoiselle se baignait ?...

ANGÉLINA.

Bédame oui...

HUBERT, riant.

Bien travaillé, ma fille, tu iras loin !...

HORTENSE, avec bonté.

Ne vous troublez pas, Angélina... Je suis sans rancune...

HUBERT.

Quand c’était moi, vous en aviez !...

HORTENSE, le menaçant du doigt.

Si j’avais été Diane, vous étiez changé en cerf !

ANGÉLINA, à Hubert.

La demoiselle croyait que c’était vous ?... Drôle d’idée !...

HUBERT, comme pour compléter sa pensée.

De détaler à toutes jambes devant un homme !... Toi, tu n’en es pas là !...

ANGÉLINA.

Eh ben, mon Dieu, j’suis pas non plus à l’âge d’ne pas s’laisser cajoler un brin... pour ce qui est de montrer de l’aussi belle denrée que mademoiselle, y a pas mèche !... Moi c’est rien que du solide... Elle, c’est du solide et du fin !...

HORTENSE.

Angélina, on vous dispense...

ANGÉLINA.

Y a pas d’mal à dire que de la tête aux pieds je n’ai vu que du joli !... Du fond de ma cachette, j’rigolais à regarder une mouche à miel qui s’ostinait à bourdonner contre sa poitrine... devant deux ruches, qu’elle se croyait...

HORTENSE.

Qu’elle se taise !... C’est intolérable !...

HUBERT, à Angélina, avec indulgence.

Est-ce que tu vas nous en sortir longtemps de ce calibre-là ?... Tu ennuies mademoiselle...

ANGÉLINA, clignant de l’œil.

Plus que vous, bien sûr !...

À Hortense.

Not’ maîtresse, vous en faites pas !... J’nai qu’un désir au monde : vous contenter !... Parce que si vous me mettiez sur le pavé avec cinq gosses...

HORTENSE.

Il n’en est pas question. Vous n’aurez aucune difficulté avec moi... Si votre conduite n’a pas été exemplaire, vous expiez cruellement... Être abandonnée, à votre âge...

ANGÉLINA, ingénument.

Mademoiselle veut dire : lâchée par les hommes... Bah !... Un de perdu, dix de retrouvés !... Pourvu que les enfants grandissent, le reste...

HORTENSE.

Les enfants sont tout pour vous ?...

ANGÉLINA.

Oui, les pauv’ chéris !... Le dernier m’amuse autant à voir pousser qu’l’premier... C’que j’me fais du bon sang lorsqu’un tout petit commence à parler !... On s’demande quelle voix d’souris sortira d’sa boite... Allez, faut pas s’plaindre... La marmaille est forte, mes terres pas mauvaises et le troupeau de vaches qu’était d’vingt bêtes à la mort de mon père est au jour d’aujourd’hui de cinquante, en comptant les veaux... Le maît’ court pas de risq’ avec nous, mademoiselle !... On est d’honnêtes gens !...

HORTENSE.

Je n’en doute pas !...

ANGÉLINA, à Hubert.

Monsieur, est-ce que ce serait un effet de vot’ bonté de m’laisser seule avec mademoiselle, une minute, rien qu’une !...

HUBERT.

Mais comment donc !... Je vais contempler le paysage... Appelez-moi quand ce sera fini.

Il va flâner sur le perron.

ANGÉLINA.

C’est rapport aux nouvelles bornes... Faut s’dépêcher d’accepter c’que l’baron propose, parce qu’y s’fourre complètement le doigt dans l’œil... Nous gagnons un bon mètre de terrain sur une distance qui n’en finit plus !... J’ai joliment bien fait de t’nir contre son fermier pendant deux ans...

HORTENSE, fronçant le sourcil.

C’est donc vous qui aviez déplacé les anciennes bornes ?...

ANGÉLINA.

Si mademoiselle connaissait la culture, mademoiselle saurait qu’la charrue culbute les bornes dans la terre et puis, ni vu ni connu ! C’est le diable pour s’y r’trouver... Quand el’ fermier du baron peut chiper une raie, y s’en prive pas non plus, allez !...

HORTENSE, comprenant l’inutilité d’une homélie sur le respect du bien d’autrui, avec un geste qui congédie.

C’est bon, Angélina, je verrai ce que j’ai à faire...

ANGÉLINA.

Alors, au revoir et merci bien... On vous attend chez nous un de ces jours...

HORTENSE.

Oui, bientôt... Vous me montrerez les enfants et le troupeau...

ANGÉLINA.

Bien le bonjour à M. Sautereau...

Elle sort sur le perron et dit à Hubert deux mots d’adieu qu’on n’entend pas, pendant que ce dernier rentre dans le salon.

 

 

Scène IV

 

HORTENSE, HUBERT

 

HORTENSE, amicalement furieuse.

Vous êtes un monstre !

HUBERT.

Bah ! Mon innocence éclate...

HORTENSE.

On ne peut pas se fier à vous... Je croyais l’affaire des bornes arrangée...

HUBERT.

Comment !... Angélina n’est pas satisfaite ?...

HORTENSE.

Elle l’est trop !... Vous abusez de mon inexpérience pour me donner plus que mon compte... C’est très vilain !...

HUBERT.

Mon fermier est de votre avis : il m’a fait une scène à cause du bout de terrain que je vous abandonne... Espèce de serin, lui ai-je dit, tu as une charrue entre les mains et tu te plains !... La première fois que tu retourneras ton champ, prends une raie, la seconde fois prends-en deux, après la troisième tu auras plutôt gagné que perdu !...

HORTENSE, heureusement délivrée de tout scrupule.

Angélina me l’avait bien dit : je ne comprends rien à la culture. Ainsi, cette frontière dont nous parlions avec déférence et qui semblait devoir durer jusqu’à la fin du monde...

HUBERT.

Subira le sort de toutes les frontières... Qui terre a guerre a. Étant donnés deux voisins, si ce n’est pas l’un qui empiète, c’est l’autre...

HORTENSE, riant.

J’en ai la preuve... Même dans un parc hermétiquement clos, on est exposé aux regards du prochain...

HUBERT, avec un rire de conquérant.

Cela, il faut en prendre votre parti... À l’avenir, vous aurez bien de la peine à vous baigner en paix.

HORTENSE, déjà courroucée contre l’inconvenance qu’elle prévoit.

Et qui donc me troublera ?

HUBERT.

Moi !... Je verrai la brune abeille hésiter entre deux ruches d’ivoire !...

HORTENSE, se détournant.

Laissez-moi !... Allez rivaliser de grossièreté avec cette fille ! Allez la rejoindre !...

HUBERT.

Non, voyons, ce n’est pas sérieux !...

HORTENSE.

Si !... Allez chez les paysans !...

HUBERT.

Pardonnez-moi !... Il y a des tableaux devant lesquels prince et paysan perdent également la tête ! Après ce que vous m’avez avoué hier, vous êtes pourtant un peu à moi...

HORTENSE.

Je vous ai prévenu que j’avais un fiancé...

HUBERT.

Mais vous pleuriez d’en avoir un !... Et c’est pourquoi, au lieu de vous obéir en cherchant loin de vous les joies printanières, je reviens vous les demander... Sachez d’abord ce qui se passe dans mon cœur...

HORTENSE.

Ce qui s’y passe ne me regarde pas !...

HUBERT, souriant.

Bien !... Qu’il n’en soit plus question... Est-il au moins permis de rappeler un lointain souvenir d’enfance ?...

HORTENSE, cédant à la tentation de jouer avec le feu.

Cela ne paraît pas bien dangereux...

HUBERT.

Il y a un jour d’avril que je n’oublierai jamais !... J’avais seize ans. De tout l’hiver je n’étais pas sorti du lycée... Un endroit où je ne me plaisais guère !...

HORTENSE.

Vous ne deviez pas être un fameux élève...

HUBERT.

Ni brillant, ni cancre !... Vers le milieu !... Donc, je débarquais du collège pour les vacances de Pâques... Le train m’avait déposé sur le quai de la station à quatre heures du matin... Il y avait un malentendu... Mes parents ne m’attendaient que le lendemain... Pas de voiture !... Petit malheur !... Quelques kilomètres à pied par la fraîcheur ne sont qu’un délassement !... Une heure après, je pénétrais, au soleil levant, sous les futaies de notre parc... Les oiseaux, dans l’allégresse du réveil, se renvoyaient les gazouillements, les roulades, les cris joyeux... Leurs vives poursuites m’effleuraient le visage et les remous de leurs coups d’ailes, en agitant les branches, faisaient pleuvoir sur moi de lourdes gouttes de rosée... Les herbes mouillées lançaient d’ardentes étincelles... Je sortais de prison !... Cet accueil du printemps m’a tout à coup grisé... Je marchais dans un enchantement. Toutes les fièvres que la passion allume dans une poitrine d’homme se révélaient à ma conscience d’enfant par ce délire pur et délicieux... Heure mystérieuse pendant laquelle je me suis dit qu’une aussi prodigieuse émotion ne pouvait être l’œuvre de quelques chants d’oiseaux par un riant matin, et que j’entrevoyais l’éternité...

HORTENSE.

Depuis ce jour-là, vous avez dû parcourir souvent la forêt dès l’aurore, chasseur matinal que vous êtes... Avez-vous retrouvé la sensation merveilleuse ?...

HUBERT.

Jamais !... Hier soir, elle est revenue pour la première fois avec le même accompagnement de troublante exaltation... Je n’ai pas pu dormir : vous étiez devant moi !... j’ai revécu l’heure exquise de mes seize ans et pensé, comme alors, qu’une âme capable d’aimer avec une intensité pareille ne peut plus mourir... Tant de beauté que la passion met en elle ne s’évanouira pas en fumée...

HORTENSE.

Moi aussi, j’ai passé une partie de la nuit à me représenter votre existence un peu solitaire et si remplie !... J’étais heureuse de l’aveu que j’avais entendu... très heureuse... trop heureuse, puisque le renoncement est au bout. Longtemps j’ai rêvé à la fenêtre... La lune éclairait doucement les prairies... Tout ce que je vois, me disais-je, est destiné à périr. Ces étoiles auront une fin. Mais, si dans ces mondes il y a des créatures aussi troublées que moi, je suis certaine qu’elles survivront au globe qu’elles habitaient.

HUBERT.

Vous m’aimez et je vous attendrais jusqu’à l’éternité !... Quelle folie !... Je vous aurai de mon vivant, je vous jure... Et tenez !...

Vivement il s’empare de la jeune fille et lui met sur les lèvres un vigoureux baiser.

HORTENSE, se dégageant.

Vous me faites beaucoup de peine !...

HUBERT.

Ne dites pas ça !... Soyez ma femme !... Votre oncle consentira : il apprécie trop la fortune pour vous exhorter à refuser la mienne... Du côté des miens, pas d’obstacle... Mon père est mort ; ma mère, lorsque je réclamerai son consentement, sortira son mouchoir et lui confiera, en sanglotant, que pourvu que je sois heureux...

HORTENSE.

Vous ne le serez pas, mon pauvre ami, du moins pas avec moi... Je suis promise à Parmelins et je tiendrai parole.

Entrent Paul et Rosalie.

 

 

Scène V

 

HORTENSE, HUBERT, PAUL, ROSALIE

 

PAUL, très cordial, allant à Hubert et lui serrant la main.

Quelle agréable surprise !... Je vois avec plaisir que les négociateurs d’hier restent bons amis...

HUBERT, gêné et bourru.

Oh ! très bons... Certainement... Mais il faut que je vous quitte... J’étais précisément en train de dire adieu à mademoiselle.

PAUL.

Du tout !... Du tout !... Je ne vous laisse pas aller... Lorsqu’on a chez soi un connaisseur de votre mérite, on se sert de lui... J’ai acheté, il y a quelques jours, une superbe jument, et je n’en suis pas satisfait... J’aime les bêtes ardentes, et je la trouve lourde à la main, une vraie mollassonne... Soyez assez bon pour l’examiner et me donner votre opinion... Hortense, tu accompagneras monsieur aux écuries...

HORTENSE, souriant.

Sur une autre que moi-même, je vais voir à l’œuvre son coup d’œil d’éleveur !...

PAUL.

Je reste pour causer avec Parmelins... On l’a vu sortir dans le parc... En allant aux écuries, faites-lui dire, par un des jardiniers qui ratissent l’allée, que je l’attends.

HORTENSE, montrant le parc.

Le voici qui vient.

À Hubert.

Filons avant qu’il n’arrive...

Hortense et Hubert sortent.

 

 

Scène VI

 

PAUL, ROSALIE

 

PAUL.

Avez-vous remarqué les figures bouleversées qu’avaient ces jeunes gens lorsque nous sommes entrés ?

ROSALIE.

Je vous répète qu’Hortense a été furieuse en découvrant que ce monsieur avait eu l’impudence de l’espionner. Il entrait au moment où j’ai quitté Hortense et la rencontre a dû être orageuse.

PAUL.

La voilà qui part gaiement avec lui. Entre amoureux, les grandes colères préparent les chaudes réconciliations.

ROSALIE.

Amoureux !... Elle et ce paysan !...

PAUL.

Mademoiselle, sans que Parmelins y prenne garde, le baron est en train de lui souffler Hortense... Depuis vingt-quatre heures, il en est à sa troisième visite, lui qui ne m’en faisait pas trois par an. Et ce n’est pas du temps perdu !... Hier, avant de se coucher, Hortense est venue me souhaiter le bonsoir dans ma chambre. Elle avait plein la bouche des histoires de chasse du baron.

ROSALIE.

J’en étais saturée avant vous... Il paraît que le doux jeune homme, lorsque sa meute ne travaille pas à son gré, n’hésite pas à massacrer de sa propre main huit ou dix braves toutous. Et Hortense aimerait un pareil boucher ?

PAUL.

Quelle jeune fille ne serait pas flattée de voir un bourreau s’agenouiller devant elle, joindre avec extase ses mains sanglantes et lui offrir son cœur farouche ?...Allez, je m’y connais !... Entre Hortense et lui existe un commencement d’entente...

ROSALIE.

Et vous les envoyez se promener ensemble !...

PAUL.

Le baron est dans une excellente position de fortune. S’il décidait Hortense à l’épouser, j’en prendrais facilement mon parti.

ROSALIE.

Vous aviez pourtant vos raisons en choisissant Parmelins.

PAUL.

Raisons qui ont beaucoup perdu de leur valeur depuis que j’observe l’éclosion d’Hortense à une vie nouvelle. Je vois s’épanouir une femme ardente qu’il est assez chanceux d’unir à un contemplatif.

ROSALIE.

Hortense est la loyauté même. Elle s’est promise à Parmelins et, s’il ne lui rend pas sa parole...

PAUL.

Je voudrais précisément suggérer à Parmelins de la lui rendre...

ROSALIE.

Vous ne réussirez pas !...

PAUL.

Qui sait ?...

Montrant la direction des jardins.

Voyez, il s’arrête à chaque pas pour méditer... Et n’allez pas croire que ce soit sur un problème de métaphysique... Il a devant les yeux la belle truite qu’Hortense lui a servie... Je suis curieux de savoir ce

qu’il en pense...

ROSALIE.

Il se décide à rentrer... Ne trouvez-vous pas que je ferais bien d’aller rejoindre ceux que vous appelez les amoureux ?...

PAUL.

Au fait, oui, mademoiselle, courez les surveiller... Un gaillard pareil dans une écurie doit infailliblement trouver des accents d’une éloquence...

Rosalie sort et en même temps entre Roger, son livre à la main.

 

 

Scène VII

 

PAUL, ROGER

 

PAUL, avec une cordialité légèrement ironique.

Vous marchiez à travers la pelouse du pas lourd d’un chasseur qui rentre le carnier plein... Rapportez-vous une grande idée ?

ROGER.

J’avais l’esprit occupé d’une petite question.

PAUL.

Posez-la-moi...

ROGER.

Est-il possible qu’une jeune fille, d’ailleurs irréprochable, se conduise avec la plus complète indécence pour plaire à celui qu’elle aime ?

PAUL.

Très possible, à condition que vous supprimiez le mot « aime ».

ROGER.

Vous pensez donc que ma jeune fille n’aime pas l’homme qu’elle tâche d’émouvoir par un moyen si bas ?...

PAUL.

C’est à craindre !... La tendresse nous pousse au sentiment plutôt qu’à la sensualité. L’amoureux, en présence duquel une fille ne se gêne pas plus que devant son chien, n’a pas à se réjouir...

ROGER, avec une profonde mélancolie.

Se réjouir !... Il en est bien loin !...

PAUL.

Allons, je vois qu’il s’agit de vous et votre question se rapporte à une aventure...

ROGER.

Que voici...

PAUL.

Je la connais... Hortense a tout raconté à son institutrice qui me l’a répété...

ROGER.

Est-ce qu’Hortense avoue qu’elle a fait exprès de se laisser surprendre ?... Sa mine provocante ne l’exprimait que trop.

PAUL.

Hortense n’a pas caché à mademoiselle qu’elle soulevait des vagues bruyantes pour attirer votre attention sur les heureuses proportions de ses formes. Vous lui avez tourné le dos, mais le spectacle n’a pas été perdu pour tout le monde.

ROGER.

Que voulez-vous dire ?

PAUL.

Blotti dans un buisson, à cinquante centimètres d’Hortense, M. de Piolet se rinçait l’œil...

ROGER, allongeant le bras jusqu’a la poitrine de Paul qui se trouve à un demi-mètre de lui.

Cinquante !...

PAUL.

Croyez bien que ma nièce n’est pas restée longtemps à portée de sa main. Elle s’est enfuie sans même prendre le temps de dévisager le baron.

ROGER.

Peut-être que ce n’était pas lui !

PAUL.

Peut-être... Mais, en accourant se plaindre à son institutrice, Hortense accusait formellement le jeune homme. Elle était dans une fureur !... Sa colère n’a pas duré.

ROGER.

Comme je rentrais, elle s’en allait avec ce garçon qu’involontairement elle a...

PAUL.

Fortement allumé... Peuh !... Ce qu’il a vu, vous l’avez vu sans prendre feu...

ROGER, avec conviction et chaleur.

Qu’en savez-vous ?...

Un temps.

La laisser partir avec un homme prêt à toutes les audaces !...

PAUL, avec une sereine confiance.

Je leur ai expédié mademoiselle.

Montrant le parc

Et tenez les voici qui reviennent... Du calme !... J’aurai soin qu’Hortense reste seule avec vous... Profitez-en pour découvrir ce que son impudeur vous présageait de bon ou de mauvais...

Entrent Hortense, Hubert, Rosalie.

 

 

Scène VIII

 

PAUL, ROGER, HORTENSE, HUBERT

 

PAUL, à Hubert.

Eh bien, la jument ?.

HUBERT.

Modèle admirable !... Mais il n’est pas étonnant qu’aux allures un peu vives elle soit rossarde... Elle est pleine... Avant deux mois, vous aurez un poulain.

PAUL.

En êtes-vous sûr ?

HUBERT.

Absolument. Le cœur du petit bat d’une façon très perceptible.

PAUL.

Comment le vendeur ne m’a-t-il pas prévenu ?...

HUBERT.

Il n’en savait probablement rien lui-même... Dans les grandes écuries, les palefreniers s’amusent à faire des mariages sans l’assentiment du patron. Le même tour m’a déjà été joué à deux reprises... Vous n’avez qu’une chose à faire : mettre la jument au pré... Elle prendra un exercice modéré en mangeant de l’herbe : excellente préparation à l’événement...

PAUL.

Quelle guigne !... Acheter une bête de selle pour se promener et se voir obligé de la mettre au vert !...

HUBERT.

Sans indiscrétion, combien la payez-vous ?...

PAUL.

Trois mille.

HUBERT.

On ne vous a pas volé... Dites un mot et je reprends votre marché...

PAUL.

Affaire conclue !...

HUBERT.

Permettez que je retourne aux écuries pour faire quelques recommandations au groom qui m’amènera la bête.

PAUL, à Hortense qui fait mine de suivre Hubert.

Non, Hortense, reste avec Parmelins, pendant que j’accompagnerai notre ami auprès de sa nouvelle acquisition.

À Hubert.

Allons écouter battre le cœur du poulain.

Hubert et Paul sortent.

 

 

Scène IX

 

ROGER, HORTENSE

 

ROGER.

Ma chère enfant, comment jugez-vous un homme qui, devant une galante apparition, se cache la figure dans un bouquin ?

HORTENSE, souriant.

Le livre n’est-il pas le véritable refuge de l’homme de génie ?

ROGER.

Vous reconnaissez d’une façon charmante que mon incapacité à me plier aux caprices féminins me couvre de ridicule.

HORTENSE, avec une légère ironie.

Vous vous êtes conduit en homme bien élevé.

ROGER.

À l’heure où l’instinct me commandait d’être mal élevé. Mais, vous qui m’avez placé dans l’alternative d’être grotesque ou grossier, n’êtes-vous pas un peu coupable ?...

HORTENSE.

Coupable d’avoir, par un beau soleil, piqué une tête dans cette eau délicieuse ?...

ROGER.

Avant d’exécuter votre plongeon, ne m’aviez-vous pas aperçu ?...

HORTENSE.

Si !... Fort bien.

ROGER.

Ainsi, vous avouez une préméditation...

HORTENSE.

On n’avoue que les fautes... Je reconnais avoir commis un acte dont l’intention était méritoire...

ROGER.

Oh ! par exemple !...

HORTENSE.

Hier, j’ai longuement causé avec le baron de Piolet. Aujourd’hui, à la fin d’une seconde entrevue, il a demandé ma main. J’ai répondu, comme je le devais, que je ne m’appartenais plus, mais il faut que je me sois bien maladroitement exprimée, car, à mesure que je le repoussais, il redoublait d’ardeur et vous me laissiez envahir sans y apporter la moindre opposition...

ROGER.

M’aviez-vous averti ?...

HORTENSE.

Les raisons que je vous donne, je ne les avais pas devant les yeux en allant me jeter à l’eau... Vous savez, lorsqu’on court au plus pressé, on ne réfléchit pas... Votre adversaire devenait redoutable, il s’agissait de vous rendre plus dangereux que lui... Ce n’était pas facile, car le hardi penseur est plutôt timide en présence des réalités concrètes. Alors, j’ai vivement adopté le moyen que me suggérait la perversité de mon sexe.

ROGER.

Il est joli, le moyen !... Mes compliments !... Pendant que je battais en retraite, celui dont vous prétendiez réprimer l’ardeur vous lorgnait de tout près...

HORTENSE.

Le baron de Piolet n’était pas de la fête... Il y avait, à cinquante centimètres de moi, Angélina Pierrot, notre fermière, que, dans l’ombre du feuillage, j’avais prise pour lui.

ROGER.

Ah ! que je suis content !... La pensée que le regard de ce maquignon vous avait profanée m’affectait douloureusement.

HORTENSE.

Moi aussi, l’idée que c’était lui l’intrus me faisait suffoquer de rage.

ROGER.

Quelle joie de vous l’entendre dire !... Je me sentirais humilié pour vous si je voyais une intelligence comme la vôtre s’éprendre d’un... Non !... En le qualifiant, je risquerais d’être injuste...

HORTENSE.

Vous le seriez certainement... Hier, en me montrant une colline que couvraient de plantureuses moissons, mon oncle me disait : « Voici la terre du baron de Piolet. Autrefois, c’était une lande aride où les vipères se chauffaient au soleil. Il en a fait le coin le plus riant de la contrée... » L’homme qui revêt son pays d’une livrée de bonheur, n’est-il pas digne de votre estime ?

ROGER.

Qu’il soit un estimable agriculteur, je n’en disconviens pas, mais quel esprit médiocre !

HORTENSE, légèrement ironique.

Ne le plaignez pas trop. Il commence une histoire de chasse et, tout à coup, on se surprend à vivre auprès de lui un délicieux roman...

ROGER.

Voilà un « tout à coup » bien singulier !...

HORTENSE.

Je me connaissais mal et, en causant avec lui, un illumination soudaine m’a révélé ma vraie nature. Une jeune fille pas trop bête et capable de ressentir vivement les joies intellectuelles peut, lorsqu’elle est élevée à l’écart du monde, se faire de grandes illusions sur son propre caractère. À Paris, je n’étais qu’une âme dépouillée de toute matérialité et subjuguée par votre haute raison au point qu’une moitié de moi-même, pas du tout méprisable, était laissée à l’abandon. De cette moitié, M. de Piolet fait, lui, grand cas.

ROGER.

Se serait-il permis ?...

HORTENSE, rectifiant avec un sourire.

Je n’ai rien permis, mais c’est parfois sans déplaisir qu’on se tient sur la défensive.

ROGER.

Si vous aimez à vous défendre, je me trouve en humeur d’attaquer...

Il s’empare d’elle et, sans susciter la moindre opposition, lui applique sur la joue un retentissant baiser. Puis, la retenant contre sa poitrine, et d’un ton pathétique.

Notre premier baiser !... Vous n’êtes pas fâchée ?...

HORTENSE, avec une inaltérable sérénité.

Absolument pas.

ROGER, la retenant sur son cœur.

Dire que mes bras renferment dans leur cercle étroit l’infini de l’amour !...

HORTENSE.

C’est vraiment trop d’honneur pour ma chétive personne !

ROGER, avec amertume.

La chétive personne se dit que M. Piolet, s’il était à ma place, se moquerait de l’infini ?

HORTENSE.

À quoi bon comparer ?

ROGER.

À me donner de l’émulation. Coûte que coûte, je me montrerai supérieur à ce jeune homme... Entre lui et vous je ne me sens plus ridicule !

Il se tait, mais son étreinte ne se relâche pas. Entre Paul.

 

 

Scène X

 

ROGER, HORTENSE, PAUL, puis HUBERT

 

PAUL, stupéfait devant le couple qu’il s’attendait à trouver désuni.

Eh ! là...

Hortense et Roger se séparent.

Heureusement notre ami, qui surveille le départ de sa jument, ne vous voit pas. J’ai idée qu’il serait jaloux. Peste, mes gaillards !... Vous vous trouviez si bien que vous ne parliez plus... Savez-vous à quoi vous me faisiez penser ?...Allez à l’automne flâner le long des quais, par un temps brumeux, et vous verrez à la devanture des oiseleurs de petits oiseaux d’Afrique silencieusement blottis deux à deux, l’un contre l’autre. Ma foi, en les imitant, vous avez pris le bon parti. Se communiquer, par un doux échange de caloriques, l’impression que l’on n’est pas seul dans ce vaste monde, c’est l’essentiel de l’amour.

ROGER.

C’en est tout au plus une parodie grossière. Vos oiseaux, douillettement tassés sur un perchoir, n’ont pas ce que possède le dernier des humains, une conscience individuelle qui l’isole du monde entier et le jette, frémissant de terreur, en présence de l’invisible et tout-puissant Muet auquel songe Pascal en poussant son fameux cri d’angoisse : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » Dans ce peu de mots, tout l’amour est contenu. On aime pour entendre une voix familière murmurer ce que ne dit pas Dieu.

PAUL.

Eh bien ! ça y est !...

À Hortense.

Il a dit pourquoi on aime !... Par exemple, la raison que vous donnez ne me va guère...

ROGER.

C’est tout simple, elle m’est entièrement personnelle... Des réponses à mon « Pourquoi aime-t-on ? » mais je me sens prêt à en fournir par douzaines... J’en ai pour le soldat qui défend sa patrie, la religieuse qui voue son existence aux malades, le missionnaire qui court au-devant du martyre. Pour M. de Piolet, que la nature a formé en vue de la reproduction, aimer, c’est livrer passage au courant éternel qui charrie les générations...

À Paul, en riant.

Il n’y a que vous, mon vieux, qui restiez à mes yeux un phénomène inexplicable.

Montrant Hortense.

Cette enfant vous doit tout, se prépare à vous abandonner, et vous, un égoïste, un rapace, vous travaillez à son bonheur avec une admirable tendresse. Voilà qui me dépasse !

PAUL, ironiquement.

Consultez donc Socrate... Il doit avoir prévu le cas...

ROGER.

Socrate !... Depuis un instant, je ne le prends plus au sérieux... Autrefois, je ne connaissais que l’auguste condamné sirotant un poison mortel avec une sérénité olympienne, à présent je ne vois plus que le piètre amoureux battu par son épouse et lui hurlant au nez un...

PAUL, l’interrompant.

Arrêtez ! Arrêtez !... Jamais Socrate n’a proféré, même en grec, le mot que nous devinons !...

ROGER.

Le général Thémistocle disait à un interlocuteur brutal : « Frappe, mais écoute ! » Le général Cambronne s’écriait : « La garde meurt et ne se rend pas ! » et, lorsque deux foudres de guerre font des phrases de philosophes, vous contesteriez à Socrate le droit d’envoyer au nez de sa femme le mot définitif que notre instinct gaulois fait jaillir des lèvres de Cambronne ?

HORTENSE.

Pour blaguer ainsi Socrate, votre Dieu, vous vous croyez donc supérieur à lui ?

ROGER.

Parbleu !... Il n’a pas su, au moment d’épouser Xantippe, tirer, d’un bout de conversation, d’un simple geste, le conseil de s’en aller à temps.

PAUL.

Parmelins, aurez-vous bientôt fini de nous débiter un chapelet de sornettes qui jurent avec votre sérieux habituel ?... Ce serait un autre, je l’accuserais d’avoir bu !

Frappé d’une idée.

Mais oui... Je crois bien que vous l’êtes !

ROGER.

Quoi donc !

PAUL.

Ivre !

ROGER.

Ivre ?

PAUL.

Vous venez d’avoir un afflux de pensées qui vous a permis de résoudre en moins d’une minute cinq ou six questions redoutables, et vous m’avez expliqué que la pensée, lorsqu’elle rentre dans un cerveau après en avoir été quelque temps exilée, agit sur lui comme une liqueur généreuse...

ROGER, riant aux éclats.

Ah ! ah ! ah ! Je vous vois venir !

PAUL.

Vous goûtez, cher ami, cette ivresse du sage qui s’empare de vous chaque fois qu’après une brutale apparition d’Ève, vous rentrez intact au bercail des idées.

ROGER, à Paul.

Dans l’état où je suis, on ne recule pas devant les questions les plus us délicates. Je voudrais vous en poser une.

Montrant Hubert qui entre, revenant des écuries.

Et tenez, je suis heureux que monsieur soit ici pour l’entendre... Hortense, persuadée que nous avions été témoins, lui et moi, de ses ébats nautiques, m’a montré une parfaite égalité d’humeur qui vous a semblé inquiétante pour mon amour. Est-ce à dessein qu’après m’avoir mis en garde contre sa mansuétude, vous m’avez informé de sa colère contre monsieur ?

PAUL.

Peut-être bien.

ROGER.

J’en conclus que, si Hortense avait de l’inclination pour monsieur, vous n’y seriez pas opposé.

PAUL.

Malgré votre ébriété, vous raisonnez étonnamment juste !

ROGER.

Maintenant je suis certain de faire deux heureux, sans vous déplaire, en demandant pour M. le baron de Piolet la main de mademoiselle votre nièce.

PAUL.

Ah ! sapristi !... Hortense, voilà une conséquence de ton bain... Qu’en dis-tu ?...

Se reprenant.

Non, non, ne dis rien !...

Montrant Hubert.

Il faut d’abord que celui-ci, par un mot, par un geste, ratifie ce que nous venons d’entendre.

HUBERT, au comble de l’enthousiasme.

Si je ratifie !... Monsieur Parmelins est le premier penseur de notre époque !... Mademoiselle, je vous en supplie, soyez de mon avis !

HORTENSE, riant.

Mais, bien entendu, mon maître est le plus grand des penseurs...

HUBERT, trépignant.

Ne me mettez pas au supplice...

HORTENSE.

Que mon oncle réponde à ma place... Je sais qu’il désire avant tout mon bonheur.

PAUL.

Dans mes bras, mon neveu !...

Hubert saute au cou de Paul, lequel, enfin délivré de cette étreinte, se tourne vers Hortense.

Là !... Es-tu heureuse ?...

HORTENSE.

Je crois bien !... Avec un pareil exemple sous les yeux !

PAUL, à Hubert.

Vous voilà dispensé de payer ma jument !

HUBERT, allant à Roger et lui tendant une main qui est prise avec la plus franche cordialité.

Vous êtes un rival comme on n’en voit guère !

ROGER.

C’est que je ne suis pas un rival !... Ne vaut-il pas mieux accepter de bonne grâce ce qu’on ne peut pas empêcher ?

HORTENSE.

Vous le pouviez !... Vous le savez bien...

ROGER.

Je me suis applaudi de ne l’avoir pas fait en voyant le bonheur étinceler sur votre visage. Pour balayer en quelques instants un amour malheureux, il m’a fallu plus d’énergie que monsieur n’en dépensera jamais à dompter ses chevaux. Je me détourne des humains et resterai le scrutateur passionné de leurs âmes. Cela paraît invraisemblable et pourtant, à force de volonté, cela sera.

PAUL.

Vous êtes un philosophe de la grande espèce, celle des sages de l’antiquité dont Plutarque nous a raconté le commerce avec les dieux. Je les mettais au rang des cyclopes, des sirènes et des licornes, mais non, ils ont existé, puisque je contemple un de leurs descendants.

ROGER.

Je suis content d’emporter votre approbation. Si vous voulez bien faire avancer l’auto pendant que je ‘bouclerai ma valise, j’aurai le temps d’arriver à la gare avant le départ du train.

PAUL.

Quel spectacle que cet homme admirable s’éloignant, sa valise à la main, et au front le rayonnement de l’ivresse créatrice !

HUBERT.

Créatrice ?... Mais enfin, pourquoi ?...

PAUL, à Hubert, ironiquement.

Au lieu de vous creuser la tête, ne songez plus qu’à l’ivresse dont sortiront pour moi beaucoup de petits-neveux.

HORTENSE.

Lesquels, plus tard, s’enrichiront l’esprit des nobles pensées qu’enfantera l’ivresse de mon maître.


[1] L’action se passe avant 1914.

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